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Un jeune voleur s’écriait : « Qu’il est bon de voler ! quand même je serais riche, je voudrais voler toujours. » Celui-là n’était pas un raffiné. Il ne croyait pas ou ne sentait pas suffisamment que voler fût un mal. Mais plus l’individu est élevé dans la hiérarchie intellectuelle, plus le goût particulier du mal rêvé ou accompli et savouré se développe et se raffine. Le fait seul qu’un certain nombre d’écrivains de talent se sont complus à imaginer et à développer des caractères pervers indique bien l’attrait particulier du mal, et le fait que leurs œuvres sont goûtées ailleurs même que chez les psychologues n’est pas pour en diminuer l’importance.

II

Cet attrait n’est pas inexplicable. Les conditions de notre existence actuelle nous obligent presque à le subir jusqu’à un certain point et dans certains cas. D’ailleurs les causes qui le produisent sont nombreuses et complexes comme le sentiment lui-même.

L’organisation, la synthèse systématique sont la propriété fondamentale de l’esprit humain. J’entends que l’esprit humain est ainsi fait que, à propos de tout, il se produit en lui une certaine quantité de phénomènes liés entre eux et réunis par une loi de finalité, de systématisation. Par exemple toutes nos sensations ne peuvent se produire que par la combinaison d’un certain nombre de phénomènes psychiques. La sensation d’une note musicale est le résultat de la combinaison d’un certain nombre de sensations élémentaires. De même une perception quelconque est la synthèse d’une sensation et d’une certaine quantité d’images et d’idées ; on peut dire jusqu’à un certain point que nous ne voyons et que nous n’entendons que ce que nous comprenons d’une certaine manière, c’est-à-dire ce que peut éveiller en nous un système d’idées et d’images. Ainsi nous avons beaucoup de peine à entendre le son d’une langue que nous ne connaissons pas, et à la représentation d’un opéra, nous n’entendons les paroles que si nous les connaissons à l’avance. Dès qu’une sensation se présente à l’esprit, il faut qu’elle soit interprétée, comprise, c’est-à-dire qu’elle s’associe à des idées ou à des images ; souvent, faute de pouvoir en éveiller, elle passe inaperçue, comme nous venons de le voir, et n’arrive pas jusqu’à nous. D’autres fois elle éveille des idées et des images telles qu’il se produit une illusion ou une erreur. Ainsi les formes vagues qui n’ont aucune signification par elles-mêmes, l’esprit les précise, il voit une figure dans la lune et des animaux variés dans les nuages. Un poltron, la nuit, attribuera aux arbres des formes de revenants ou de voleurs, il ne les verra pas