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ANALYSES.w. proudfoot begg. The development of taste.

l’humanité primitive a pu, dans quelque clairière, ou sur les vastes prairies, ébaucher des danses et des chants : la musique et la danse furent sans doute les premiers arts. Si l’on en croit la théorie de Schiller, l’art ne serait, en effet, que le libre jeu des facultés humaines. Mais, observe justement M. Begg, le jeu, tout désintéressé soit-il, n’est pas encore l’essentielle condition de l’art. Il y faut de plus la réflexion, un but volontairement conçu et obstinément poursuivi par l’intelligence. Ces premiers humains que nous présente Lucrèce dans un tableau plein de grâce, et probablement aussi de vérité, « imitant avec leur bouche la voix harmonieuse des oiseaux, » ou « frappant d’un pied pesant la terre, leur mère, » ne font qu’épancher en mouvements, comme les bêtes, le trop-plein de leur énergie vitale. L’art et le goût du beau sont des fils tardifs de la civilisation.

M. Begg retrace à grands traits les manifestations diverses du sentiment esthétique chez les Orientaux, les Grecs et les Romains. Il signale l’amour particulier des Égyptiens pour les fleurs. Il a d’ingénieuses remarques sur l’impression que pouvaient produire les prodigieux monuments de l’antique Orient à l’époque où ils furent bâtis. Il ne croit pas qu’ils aient provoqué chez le plus grand nombre l’émotion du sublime. Celle-ci n’est possible que si la terreur est absente ; et la terreur religieuse était sans doute le seul sentiment dont fût capable l’Assyrien dévot qui pénétrait dans le palais de son roi. À voir l’immensité des débris, nous prêtons volontiers nos impressions et nos pensées aux contemporains de ces barbares merveilles : nous sommes dupes d’une illusion d’optique. Ils n’évoquaient pas comme nous, en face de ces ruines, trois mille ans d’histoire évanouie ; ils n’avaient pas une âme moderne, imprégnée d’idées et de croyances, qui nous permettent d’être émus sans être courbés par la superstition. Le sentiment du sublime ne se développe qu’après des siècles de réflexion. L’ignorance ne le connaît pas ; quelques rares esprits ont pu seuls dans ces temps reculés en ressentir l’obscur tressaillement.

Les poètes hébreux paraissent avoir compris, et ont rendu, avec une grandeur incomparable, quelques-uns des spectacles solennels de la nature : les nuages, la tempête, les cieux étoilés. La religion juive semble, somme toute, favorable à l’éclosion et à l’expression du sentiment du sublime. Ce qui est dit de la manière dont les Grecs ont senti la nature est trop court et un peu superficiel : Homère, les tragiques, Théocrite, Moschus, Bion méritaient mieux que quelques pages. Le chapitre qui concerne les Romains est plus complet, parce que la matière est moins vaste. J’y remarque une vue intéressante sur Lucrèce comparé à Virgile. Lucrèce est, pour notre auteur, plus voisin de ce que nous entendons aujourd’hui par le sentiment de la nature ; il l’aime sans superstition ; il l’aime dans son ordre que ne dérange aucune volonté arbitraire, dans sa fécondité bienfaisante, dans son inconsciente sollicitude pour les êtres qu’elle produit. Il en comprend avec l’émotion du poète les scènes grandioses, et il pénètre avec la