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nous explique la Ligue, elle nous explique le nihilisme contemporain Après l’abolition du servage en Russie, en effet, « la noblesse russe, attaquée dans l’intégrité de ses revenus par les classes commerçante et agricole, entreprit contre elles une formidable guerre, associant dans une alliance mystérieuse et terrible tous les déshérités, tous les adversaires de la bourgeoisie ; et de cet hybride accouplement entre l’aristocratie et le prolétariat, sortit, horrible monstre, le nihilisme ». — Sur ces données, l’histoire tout entière est à refaire. Les trois formes historiques successives de la production des richesses, l’esclavage, le servage et le salariat, ont déterminé l’apparition de régimes politiques correspondants. Aux temps « d’économie à esclaves », on voit, il est vrai, tous les hommes libres, propriétaires ou non, riches ou non, participer au pouvoir. Mais pourquoi ? Parce que, malgré cette participation, le revenu des propriétaires est assuré par l’assujettissement absolu de la classe productrice. Aussi la souveraineté, alors collectivement exercée du reste, semble-t-elle liée à la liberté, plutôt qu’à la propriété. À l’époque du servage, le serf, il est vrai, quoique jouissant d’une quasi-propriété sur le sol qu’il cultive moyennant le paiement du cens invariable, est exclu du pouvoir ; mais il le fallait pour dédommager le vrai propriétaire, le seigneur, du préjudice que lui causait la renonciation aux accroissements de son revenu, possibles jadis, impossibles maintenant. La souveraineté de celui-ci, étroitement liée à sa propriété, s’exerçait individuellement sur ses manants. Enfin, quand le serf affranchi est devenu l’ouvrier salarié, et que le salaire variable substitué au cens fixe donne au capitaliste la certitude de toucher toujours le profit maximum de son capital, il est inutile à ce propriétaire d’un nouveau genre, non seulement d’avoir un droit de propriété brutale sur le travailleur comme au premier âge, mais même d’avoir sur lui un droit de souveraineté individuelle, comme à l’âge suivant. Il lui suffit de posséder une souveraineté collective, plus ou moins dissimulée qui va grandissant toujours jusqu’à l’absolutisme, en dépit des apparences contraires. En France, notamment, on nous apprend que le triomphe de cette ploutocratie bourgeoise est d’avoir fondé la république, « forme de gouvernement où la prépondérance politique de la propriété atteint son plus haut point de développement. » — Je suis forcé de passer sur des considérations historiques où éclate le talent de l’auteur, non moins que son intrépidité. Qu’allez-vous lui parler, par exemple, d’enthousiasme religieux à propos de la Réforme ou des croisades ? Luther n’était que « le pontife de la bourgeoisie », il a légitimé l’oppression des serfs, il a été « le salut de la féodalité. » Quant à cette « folie religieuse » qu’on appelle les croisades, laissons de côté, s’il vous plaît, Pierre l’Ermite et ses prédications. Au fond de cette « grande manie qui a affligé l’Europe si longtemps », qu’y a-t-il ? « Une activité conquérante, rendue oisive en Europe, qui cherchait son aliment dans une série de guerres d’outre-mer, aboutissant à la fondation d’une colonie religieuse en Syrie, précisément comme aujourd’hui on voit l’activité accumula-