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s’est avisée de sauvegarder l’individu, — représentant précieux de l’espèce, — s’est en intéressant artificieusement son moi actuel à ses manières d’être subséquentes, par l’intermédiaire d’un de ses moi futurs représenté comme un moi-douleur. Cette masse infinie de coexistences et de séquences qui conduit tout le monde à ses fins, et qui surpasse prodigieusement en habileté le candide machiavélisme de la Providence, cette Nature infernalement perfide avec ses airs de ne rien savoir, se sert, en nous, du moi momentané pour préserver de toute atteinte le soutien physique des moi subséquents ; elle exploite les « je » passagers au profit de leur support constant. Mais ce n’est nullement, derechef, dans l’intérêt de chaque « je » lui-même, qu’elle lui fait une loi de préparer telle caractéristique sensible à l’un d’entre ces successeurs. Au moment où elle me contraint, sous l’empire d’un moi-représentation-de-douleur, à prendre telle mesure préventive, elle ne se soucie ni de ce moi dont elle met l’existence à profit, ni même du moi-douleur-à-venir auquel elle épargne l’existence : elle n’a en vue que l’organisme, base solide et seule intéressante, du moi éliminateur et du moi éliminé. Bref, l’appréhension et l’acte qui en résulte ne sont pas, comme l’agent se le figure, des opérations personnelles par lesquelles il prétendrait s’éviter une douleur, car il s’évertue dans ces opérations pour un moi qu’il ne sera jamais ; ce sont des répliques machinales qui lui sont suggérées à son insu par la sage Adaptation, ayant pour complice l’insinuante Sélection, — répliques dont le pauvre individu voit les vrais effets passer bien haut au-dessus de sa tête, et qui lui ont été dictées par une autorité à laquelle il n’a jamais eu part.

La même explication, cela va sans dire, pourrait être donnée de l’appétition, de la représentation du plaisir futur accompagnée d’une réaction convenable. Là non plus ce n’est pas le je-appétition qui est intéressé à l’existence avenir d’un je-satisfaction ; car l’existence de ce dernier est pour le premier tout hypothétique et tout abstraite ; car le je-désir et le je-plaisir sont forcément deux personnes. Lorsque je souhaite quelque bien et que je m’évertue à l’atteindre, le je qui souhaite est frustré d’avance de ses naïves espérances, et c’est un autre qui recueillera le bénéfice de ses labeurs ; au moment où je crois me ménager une joie, c’est à une nouvelle conscience que je la prépare. Ainsi dans la convoitise comme dans la crainte, nous tirons les marrons du feu : et pour qui les tirons-nous ? toujours pour cette même Nature, qui a besoin de nos ardeurs impulsives comme de nos terreurs répulsives, qui exploite d’une main nos épouvantes et de l’autre nos concupiscences, qui nous leurre de vains appâts ou de vains spectres dont le mirage se dissipe toujours au moment précis où nous allions nous féliciter de les avoir atteints ou évités. Cet égoïsme que le vulgaire admire tant et attribue à un savant calcul, ce n’est qu’un instinct aveugle, une somme toute mécanique de réactions dont le sujet n’a jamais le profit. Le Talleyrand au petit pied qui passe sa vie à tromper et retrom-