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indique qu’il fait subir h la pensée du philosophe de notables modifications. Il n’y a que des phénomènes, lesquels sont des faits de représentation. Mais dans la représentation, il faut distinguer percipi et percipere, ce qui est donné pour autrui, et ce qui est donné pour soi. Cette différence correspond à celle des états forts et des états faibles. Les états faibles ou temporels sont ceux que la conscience garde pour elle-même, comme étant siens, et lui appartenant en propre. Les états forts ou étendus expriment dans une conscience ce qui lui apparaît comme étranger, ce qu’elle aliène d’elle-même, tout en le regardant, en un sens, comme sien, ce qu’elle attribue à autre chose. Mais cette autre chose, donnée à une conscience, est en même temps donnée pour elle-même : ce qui est objet pour une conscience est sujet pour soi-même. Au vrai, il n’y a que des sujets ; mais leur diversité fait qu’ils s’apparaissent les uns aux autres comme des objets : la dualité en apparence irréductible du sujet et de l’objet exprime seulement la pluralité des sujets. L’étendue et l’extériorité ne sont que des manières dont apparaît à un conscient l’autre conscient. Par suite, il n’y a pas d’esprit sans matière, pas de percipiens sans perceptum. Et il n’y a pas non plus de matière sans l’esprit ou hors de l’esprit. « Être esprit veut dire être donné pour soi, être corps veut dire être donné pour autrui. Nul être n’échappe à cette double condition, et par suite, ne peut être défini exclusivement soit en termes d’esprit, soit en termes de matière. Esse estpercipere aut percipi ; et nul percevant ne se peut concevoir qui ne soit un perçu. » Les rapports de la matière et de l’esprit s’expliquent, non par la communication inconcevable de deux substances hétérogènes, mais par la différence de point de vue qui vient d’être indiquée. Il faut seulement ici modifier la pensée de Leibnitz : les monades n’ont point de porte : il faut au moins qu’elles aient des fenêtres, c’est-à-dire qu’elles agissent les unes sur les autres, et s’excitent réciproquement à percevoir, et à passer d’une perception à une autre.

« Analysez la réalité : vous n’y trouverez que des phénomènes : voilà notre thèse. » Mais en s’exprimant ainsi, M. Dauriac entend, et il insiste avec raison sur ce point, que jamais les phénomènes ne sont donnés à l’état d’isolement : point de phénomène qui ne soit en rapport avec d’autres. Et c’est seulement par abstraction qu’on peut séparer, soit les phénomènes les uns des autres, soit les rapports d’avec les phénomènes. Des phénomènes et des rapports ou des lois. Voilà donc toute la réalité ; la loi remplace la substance.

Mais aussitôt une grave difficulté se présente. Toute loi est générale, mais le phénomène est particulier. « Dès lors, ou le phénomène va s’engloutir dans la loi, ou la loi va se disperser, s’émietter dans le phénomène, et comme celui-ci est particulier, quelque chose de lui débordera la loi ; et ce quelque chose, une fois émancipé de sa tutelle, on restera sans explication, on exigera un principe d’explication étranger à la loi, soit la substance. »