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2o parce que, psychologiquement, tout état de conscience enveloppe de l’appétit à un degré quelconque et constitue une impulsion, générale ou particulière. Aussi les états les plus indifférents en apparence ont-ils encore un certain ton appétitif, si faible qu’il soit : ils nous intéressent à un degré quelconque, ne fût-ce que par la seule loi machinale et vitale qui fait que ce qui est tend à persévérer dans l’être. Alors même que le sentiment lié à l’appétit semble avoir tout à fait disparu, il subsiste à l’état latent et, s’il ne paraît pas sous la forme distincte d’un plaisir proprement dit, d’une douleur proprement dite, il persiste sous la forme, soit de résistance passive, soit d’action continue et monotone ; il oppose cette résistance ou cette action à certaines idées ; il se laisse aller à d’autres par paresse ou habitude, mais, sous une forme ou sous une autre, il est toujours là.

D’après ce qui précède, les états de conscience n’agissent pas en dehors et à part des actions nerveuses et cérébrales : ce ne sont pas des phénomènes détachés de toute relation physique, et c’est ce qui fait que le physicien peut, dans sa science spéciale et fragmentaire, substituer au plaisir et à la peine leurs manifestations physiques. Mais pour le philosophe, qui considère le tout, les états de conscience sont des phénomènes faisant partie de la série générale, du processus universel ; il est donc aussi absurde de dire : le cerveau pourrait fonctionner de la même manière sans le sentiment, que de dire : le sentiment pourrait se produire de la même manière sans le cerveau. La nature réelle ne connaît pas nos abstractions : sentiment et mouvement y sont unis. Si le plaisir et la douleur, si l’émotion et l’appétition n’ont pas agi sur le monde matériel du haut d’un monde tout spirituel, par un pouvoir occulte, ils ont agi par les processus concrets dont ils sont partie intégrante, par les mouvements mêmes qui les accompagnent et les suivent, en un mot par le lien causal de nature inconnue qui fait que le plaisir et la douleur sont, comme tout le reste et comme les mouvements eux-mêmes, des anneaux de la chaîne universelle. Quand donc, à l’exemple de Spencer, on prétend expliquer la formation des organes des sens et du système nerveux sans tenir le moindre compte du plaisir et de la douleur chez les êtres sentants, on ne donne qu’une explication par le dehors, une explication abstraite et symbolique, valable en physique pure, mais qui, en cosmologie, n’exclut pas, appelle au contraire une explication plus interne et philosophique, où il redevient vrai que le plaisir et la peine ont eu un rôle dans l’évolution du tout. Autant on en peut dire de l’idée, ce chef-d’œuvre d’art qui est en même temps nature et vie. Le même processus réel qui agit se pense, et il n’agit pas indépendamment du fait de penser, ni ne pense indépendamment du fait