Faisons maintenant une autre série d’hypothèses. Au lieu de cette concomitance perpétuelle, supposons un isolement complet de chaque sens. « Si nous étions tout œil, a-t-on dit avec raison, comme nous sommes tout tact, nous verrions tous les mouvements », et nous ne pourrions faire autre chose. Ajoutons que, si nous étions tout ouïe, nous entendrions tous les mouvements et ne pourrions que les entendre. C’est donc notre organisation fragmentée qui est cause de notre représentation fragmentée des phénomènes. Pour ce qui est de l’odorat et du goût, ces sens chimiques supposent certaines combinaisons particulières, et il n’est pas certain que tout mouvement, quel qu’il soit, les réalise, par exemple celui des vagues de la mer ; mais tout mouvement pourrait être vu et entendu comme il peut être touché : nous pourrions voir les mouvements d’un acide et d’une base qui se combinent, nous pourrions entendre le frémissement de leurs vibrations combinées. Poussons donc jusqu’au bout l’hypothèse. Si nous étions tout ouïe, le monde ne serait qu’un concert, et si notre ouïe était assez fine, nous entendrions rouler les astres, nous percevrions l’harmonie des sphères comme nous entendrions notre sang rouler et chanter dans nos artères. De plus, la causalité universelle, au lieu d’exprimer pour nous une impulsion réciproque universelle, serait toute ramenée à une harmonie, dans le sens propre du mot : avant chaque accord nous nous en représenterions un autre dont il serait la résolution, et après chaque accord, nous en attendrions toujours un autre, sans qu’il y eût jamais pour nous de cadence vraiment finale et parfaite. Nous serions aussi incapables de nous représenter le silence, la discontinuité des sons et accords, l’hiatus de l’harmonie, que nous sommes actuellement incapables de nous représenter une absence de cause, un hiatus dans la série causale. Pareillement, si nous étions tout œil, et si notre œil, toujours baigné de lumière, était toujours en action et réaction, le monde entier ne serait qu’un ensemble de mouvements vus, un immense spectacle, où nous ne pourrions concevoir un rayon qui ne fût pas le prolongement d’un autre et le commencement d’un autre. Nous ne pourrions pas même, dans la lumière universelle, nous représenter une complète absence de lumière, un vide noir qui fût nuit absolue. La causalité serait pour nous un rayonnement sans commencement et sans fin.
On peut aller plus loin encore. Au lieu de supposer que nous sommes tout ouïe, toute vue, tout tact, imaginons que nous sommes tout émotion, que nous percevons toutes choses comme plaisir ou peine, aise ou malaise, depuis la plus grande inquiétude jusqu’à la plus extrême angoisse, depuis le plus sourd bien-être jusqu’à la volupté