Kant, lui aussi, s’est proposé de concilier la liberté avec le déterminisme, mais en assignant à chacun des deux un domaine différent. Le déterminisme gouverne le monde des phénomènes, seul connu et seul connaissable ; la liberté règne dans le monde des noumènes, inconnu et inconnaissable. C’est cette manière de concilier que nous ne pouvons admettre comme suffisante. J’ai besoin d’avoir une activité personnelle là où j’agis, là où je connais mon action et son milieu, là où je me connais moi-même. Triste consolation pour un prisonnier que de se dire : — Je suis rivé à des chaînes dans la prison que je connais, mais je me promène librement dans un monde que je ne connais pas ; mes chaînes elles-mêmes, avec ma prison, sont l’expression symbolique de ma liberté transcendante, et si je souffre en ce monde, peut-être cette souffrance, dans un monde inconnu, est-elle une jouissance transcendante.
Kant, dans un passage célèbre de la Critique du jugement, a indiqué lui-même la nécessité de rapprocher le concept de la nature et le concept de la liberté, qu’il avait séparés « comme par un abîme » ; il dit que le monde de la liberté doit avoir une « influence » sur le monde de la nature. Mais il ne montre pas cette influence, ou du moins il la réduit à la « finalité de la nature », à une sorte de symbolisme par lequel la nature exprime l’X de la liberté transcendante, qui est moins la nôtre que celle de Dieu. Entre les deux « abîmes » de la nature et de la liberté humaine, Kant intercale ainsi ce que les gnostiques appelaient précisément par excellence l’Abime. L’absence d’un véritable trait d’union, spéculatif et moral, entre la critique de la raison pure et la critique de la raison pratique nous semble le grand desideratum de la philosophie kantienne. Le noumène et le phénomène demeurent chacun à part, et leur conciliation apparente n’est que la superposition d’X à toutes les données réelles et déterminées du problème. Nous demeurons, dans toutes nos actions, soumis à la loi de la nécessité + X. La philosophie des idées-forces essaye de donner à X une valeur saisissable pour la conscience, en montrant comment le dé-
qu’il a été présenté jusqu’ici ; 2o la théorie du déterminisme de la volonté. Mais, selon notre bienveillant et sympathique appréciateur, nous n’aurions pas dû entreprendre le rapprochement de l’indéterminisme et du déterminisme sur le terrain même de l’expérience et des relations causales ; il eût mieux valu revenir à Kant et à sa conciliation du phénomène avec le noumène. — Quelque belle que soit la part « de vérités acquises à la science » dont on nous fait honneur, nous gardons cependant, non pour nous-même, mais pour la philosophie de notre temps, une ambition plus haute : nous persistons à croire que la conciliation tentée par Kant est de celles auxquelles la philosophie ne peut « s’en tenir ».