les éléments de notre conception du monde sont également des emprunts à notre conscience : un monde qui n’aurait plus absolument rien de commun avec la vie, avec le sentiment, avec la pensée, serait un monde abstrait et mort. D’autre part, nous ne pouvons ériger l’état présent de l’énergie psychique en mesure absolue du possible dans l’avenir ; nous ne pouvons donc limiter à l’avance le progrès possible.
Le défaut de la théorie évolutionniste telle que Spencer l’a exposée, c’est qu’il n’a pas distingué l’équivalence mécanique des forces et le progrès mental. Nous avons essayé ailleurs de mettre en évidence cette distinction[1]. Si on ne peut pas d’avance assigner de limites à l’énergie mentale, c’est que l’équivalence physique des mouvements extérieurs peut se concilier avec un progrès intérieur de la volonté vers des formes de plus en plus élevées, qui ne sauraient se tirer analytiquement de la définition de leurs causes et qui ne sont pas non plus en totale équivalence psychique avec elles. La nature se répète mécaniquement, elle change mentalement. Les déterministes ont donc raison de dire que les effets des volontés ont des causes, mais les partisans de la liberté ont raison de dire que ces effets ne sont pas déterminés uniquement par la loi toute physique de l’équivalence entre les mouvements, puisque l’équivalence dans l’ordre de la quantité n’a point empêché le progrès dans l’ordre mental, où sont apparues des qualités nouvelles et toujours plus précieuses, pensée, volonté, amour. La perfectibilité future ne peut être ni affirmée ni niée avec certitude, elle demeure un problème que l’homme, pour sa part, essaye de résoudre par le fait, en travaillant au progrès de l’humanité et du monde moral, comme s’il était possible. La force évolutive des idées ne peut donc pour nous être renfermée d’avance dans des limites certaines. Elle dépend, en effet : 1o de conditions objectives qui nous sont inconnues ; 2o de conditions subjectives qui nous sont connues et parmi lesquelles se trouve notre idée même d’un progrès possible. La doctrine des idées-forces est ainsi une philosophie de l’espérance, au lieu d’être une « philosophie du désespoir ».
En résumé : 1o Au point de vue psychologique et métaphysique, il est irrationnel de voir des « facteurs », des causes et des conditions de changement en toute chose, excepté dans ce qui voit, sent, pense les facteurs mêmes, les conditions et les causes.
- ↑ La Liberté et le Déterminisme, p. 189, 190. Voir aussi, dans la Revue des Deux Mondes (1889), nos études sur les Transformations de Vidée morale, III. Fondements psychologiques et métaphysiques de la moralité.