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ANALYSES.guyau. L’art au point de vue sociologique.

contente du possible ; il n’en superpose pas moins, comme la religion, un monde nouveau au monde connu, et, de même que la religion, il nous met en rapport d’émotion et de sympathie avec ce monde ; par conséquent, il en fait un monde d’êtres animés plus ou moins analogues à l’homme, par conséquent enfin, il en fait une société nouvelle ajoutée par l’imagination à la société où nous vivons réellement. Comme la religion, l’art est un anthropomorphisme et un sociomorphisme. » Si nous comprenons bien la pensée de Guyau, l’art serait un phénomène social, non parce qu’il se rapporte nécessairement à la société réelle, mais parce qu’il porte en lui-même, parce qu’il crée lui-même une société idéale, image plus ou moins fidèle de la première. — Ainsi entendue la thèse est éminemment originale : mais est-ce bien une thèse sociologique ? Je laisse aux représentants autorisés de la sociologie le soin de le décider. S’il était permis, avec M. Fouillée, de repenser, en quelque sorte, les idées de Guyau, on pourrait montrer d’ailleurs qu’il existe une transition naturelle de l’une des interprétations à l’autre : il suffirait pour cela de remarquer comme l’auteur de l’Introduction que « l’art, ayant pour but d’établir un lien de société sensible et de sympathie entre des êtres vivants, n’y peut arriver que par le moyen terme d’une sympathie inspirée pour des êtres vivants qui sont sa création ». Ainsi complétée, la théorie de Guyau reprend le caractère sociologique que quelques-uns lui auraient peut-être contesté.

On pourrait, ce semble, distinguer dans la thèse générale de l’art sociologique trois thèses distinctes qui correspondent aux trois catégories de la cause, du but et de la loi. — En premier lieu l’art est essentiellement sociologique, parce qu’il est un effet de la vie sociale : l’artiste ne crée que parce qu’il vit en société, c’est en quelque sorte la société qui crée par l’intermédiaire de son cerveau et de sa main, ou si c’est trop dire, elle collabore du moins à ses œuvres, elle y est de moitié avec lui. Cette thèse est la forme vulgaire de la théorie, celle que bien des gens confondent entièrement avec elle et dont Guyau a lui-même montré l’insuffisance dans son beau chapitre sur le génie. Il la discute sous les deux formes que lui ont données tour à tour deux esthéticiens contemporains, M. Taine et M. Hennequin, le premier attribuant au milieu social une action directe sur l’art, le second déclarant qu’ « une littérature exprime une nation non parce que celle-ci l’a produite, mais parce qu’elle l’a adoptée et admirée, s’y est complue et s’y est reconnue ». Guyau est moins frappé de l’influence subie que de l’influence exercée par l’art et le génie. Le génie et son milieu nous donnent, selon lui, le spectacle de trois sociétés liées par une relation de dépendance mutuelle : 1o la société réelle persistante qui conditionne et en partie suscite le génie ; 2o la société idéalement modifiée que conçoit le génie même, le monde de volontés, de passions, d’intelligences qu’il crée dans son esprit et qui est une spéculation sur le possible ; 3o la formation consécutive d’une société nouvelle, celle des admirateurs du génie, qui, plus ou moins, réalisent en eux par imitation son innovation.