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La rectification d’une illusion sensorielle.

Le procédé de la négation purement intellectuelle me paraît être très analogue à celui de la rectification d’une illusion des sens ; rectifier une illusion, c’est la nier ; seulement on ne la nie pas en lui accolant une représentation contraire, on la nie en lui opposant une autre perception. Nous verrons mieux ces différences et ces analogies en analysant un cas particulier. Ici, du reste, nous pouvons nous aider des descriptions de M. Taine, des nombreux exemples qu’il a cités, et auxquels je renvoie[1].

Tout le monde connaît la curieuse expérience qui consiste à rouler une petite boule, par exemple une petite bille d’ivoire, entre deux doigts croisés ; tant qu’on garde les yeux fermés, on a la perception très nette de deux boules ; si on ouvre les yeux et qu’on les fixe sur la main, l’illusion disparaît aussitôt et on voit qu’il n’existe qu’une boule.

Cette simple expérience, que chacun peut répéter facilement, présente à mon avis cet intérêt de donner un caractère objectif au procédé mental de la négation. En effet, la rectification d’une illusion, qu’est-ce autre chose qu’une proposition négative sous une forme inconsciente et rudimentaire ? Le sens du toucher avait fait une affirmation inexacte ; il déclarait qu’il y avait deux boules entre nos doigts. Le sens visuel se pose en contradicteur du toucher ; il atteste qu’il n’y a pas deux boules, mais une seule. De plus, le procédé mental de la négation se décompose nettement en ces deux parties que nous avons déjà signalées plus haut : une première affirmation et une affirmation contraire, une première représentation positive, qui est niée, supprimée, réduite par une seconde représentation également positive.

Nous voyons même quelque chose de plus ; l’introspection nous avait simplement appris que dans la négation une seconde représentation remplaçait la première. Dans l’exemple cité plus haut, nous disions qu’après avoir pensé à un livre sur la table, nous nous représentions la table entière (c’est-à-dire sans livres) et que nous nous arrêtions de préférence à cette seconde représentation. La rectification des illusions nous apprend qu’il n’y a pas seulement un ordre de succession entre ces deux images, mais véritable antagonisme. Lorsque nous avons les yeux fermés et que nous roulons

  1. L’Intelligence, t.  I, part.  II, chap.  i.