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ANALYSES.tarde. Les lois de l’imitation.

qu’il aurait fallu aller au bout de ces idées : voir dans la systématisation des éléments sociaux, en vue d’une fin supérieure consciente ou inconsciente, l’essence même de la société et la cause principale des similitudes sociales, et voir dans l’imitation des éléments les uns par les autres un des moyens employés pour réaliser cette fin.

On éviterait ainsi un inconvénient de la théorie de M. Tarde qui l’a conduit à donner une trop grande extension au sens du mot imitation. Pour M. Tarde, l’obéissance du magnétisé au magnétiseur, l’influence du chef, du savant, de l’artiste sur ceux qui exécutent les ordres, admirent l’œuvre d’art ou l’œuvre de science sont des formes de l’imitation ; l’objection est facile : obéir n’est pas imiter. M. Tarde l’a prévue et il tâche d’y répondre. Il y revient même à plusieurs reprises. « On me dira peut-être, dit-il à la page 97, que subir un ascendant, ce n’est pas toujours suivre l’exemple de celui auquel on obéit ou en qui l’on a foi. Mais croire en quelqu’un n’est-ce pas toujours vouloir ce qu’il veut ou paraît vouloir ? On ne commande pas une invention, on ne suggère pas par persuasion une découverte à faire. Être crédule et docile, et l’être au plus haut degré comme le somnambule ou l’homme en tant qu’être social, c’est donc avant tout être imitatif. Pour inventer, pour découvrir, pour s’éveiller un instant de son rêve familial ou national, l’individu doit échapper momentanément à sa société. Il est supra-social, plutôt que social, en ayant cette audace si rare » ; et, à la page 223 : « On peut être surpris aussi que je considère l’obéissance comme une espèce d’imitation, mais cette assimilation, qu’il est facile de justifier,… est nécessaire, et permet seule de reconnaître au phénomène de l’imitation la profondeur qui lui appartient. Quand une personne en copie une autre, quand une classe d’une nation se met à s’habiller, à se meubler, à se distraire, en prenant pour modèles les vêtements, les ameublements, les divertissements d’une autre classe, c’est que déjà elle avait emprunté à celle-ci les sentiments et les besoins dont ces façons d’agir sont la manifestation extérieure. Par suite, elle avait pu et dû lui emprunter aussi ses volitions, c’est-à-dire vouloir conformément à sa volonté. »

Sans doute il arrive que la personne qui obéit reproduit une partie de l’état d’esprit de la personne qui commande. Est-ce le phénomène essentiel dans les influences sociales ? Non, pas plus que la ressemblance dans l’association psychologique. Ce qui importe, ce n’est pas que celui qui obéit reproduise dans son esprit l’état d’esprit de celui qui commande, c’est qu’il conforme son esprit et ses actes à la volonté de celui-ci, ce qui est différent. D’un côté, en effet, l’imitation elle-même consisterait aussi bien à reproduire en soi toute autre partie de l’état d’esprit du chef, ou de l’artiste. Imiter un homme qui commande, c’est aussi bien et mieux commander qu’obéir ; imiter un orateur, c’est parler aussi bien et mieux qu’écouter ; imiter un peintre, c’est plutôt peindre soi-même qu’admirer ses tableaux[1]. L’imitation, dans le cas du pres-

  1. D’un autre côté, inventer, n’est-ce jamais imiter ceux qui inventent ?