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étrange que de pareils paradoxes, pour employer un terme doux, éclosent dans la tête de ces prud’hommes, amis de la règle, qui subordonnent à une Providence l’ordre général des choses, et qui tiennent que rien de beau ne se produit dans les arts et dans les lettres que conformément aux lois inflexibles d*une discipline rigide, à laquelle président la souveraine raison et le goût irréprochable. Laissons à ces pédants la conviction de leur infaillibilité, sans nous inquiéter de savoir quelle est la nature de leur esprit. Huarte n’a point compris dans sa sélection des esprits les castrats de l’intelligence. Il faut l’en féliciter.

Quoi qu’en aient dit ses adversaires, qui l’ont traité d’utopiste et d’amateur de paradoxes, il n’a spéculé, très librement, il est vrai, que d’après les traditions de l’École et de l’Église, en se fondant, aussi bien pour la théorie que pour l’application, sur l’observation des faits individuels et sociaux ; partant de ce qui était alors pour indiquer les réformes qui lui paraissaient urgentes. Sans se priver de la satisfaction d’imaginer un état de choses meilleur que celui qu’il lui fut donné de voir, comme c’était son droit, il ne conçut pas une de ces chimères dans le goût de la République de Platon ; ce qui vaut la peine d’être remarqué dans une société que le courant des mœurs et des institutions emportait irrésistiblement vers la déraison et la ruine. Sans se mettre en guerre avec son temps, sans sacrifiera la mode, sans flatter les goûts dominants, il indiqua simplement les améliorations possibles et les réformes nécessaires, avec la sérénité du sage, tempérant le sérieux de ses vues ingénieuses par la bonne humeur imperturbable et ce perpétuel scepticisme qui ne permet point de confondre le philosophe avec l’apôtre. S’il n’avait point le tempérament d’un martyr, il eut en revanche, sans fanatisme, la passion du vrai et du bien, qui lui suffit pour remplir sa vie. On remarquera qu’il ne fit qu’un livre, un seul, dont il devait sentir toute l’importance, puisqu’il ne cessa de le défendre et de le préserver jusqu’au bout, de tout son pouvoir, contre les menaces et les atteintes de l’ennemi. Cet ennemi, il le faut reconnaître, ne s’inquiétait pas sans raison.

Si Huarte n’eût été qu’un médecin de grand renom, comme les plus illustres de ses confrères, qui brillaient alors dans les universités ou à la cour, il est probable que ses talents, si rares qu’ils fussent, n’auraient pas arrêté longtemps les regards du Saint-Office, bien que toute supériorité fût suspecte à l’Inquisition. Peu de médecins contemporains du nôtre furent inquiétés pour leurs écrits, même parmi ceux, relativement peu nombreux, qui écrivirent en cas-