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Dans presque tous les cas, le schéma, qui sert de base au calcul, ne ressemble que très vaguement à ce qui est fait. Les artistes qui voient bien ce que vaut la science de leurs collaborateurs, qui jugent les choses à un autre point de vue, plus large et plus vrai, s’impatientent des chaînes qu’on prétend leur imposer et maudissent les savants comme des ennemis. Il y a eu des gens assez naïfs et assez pénétrés de l’infaillibilité de leurs formules pour croire qu’on obtiendrait des formes belles en appliquant la théorie boiteuse et barbare qui sert à calculer la résistance des matériaux !

L’architecte procède par une méthode plus scientifique ; il fait l’analyse des œuvres existantes, tant au point de vue psycho-physique qu’au point de vue des moyens de construction[1] ; il s’occupe surtout des bâtiments bien connus de son public ; il étudie les préjugés et les idées courantes, qui forment autant d’éléments du jugement ; il cherche à montrer aux yeux les parties de l’édifice dont le spectateur pourra saisir facilement l’agencement et auxquelles il lui sera facile de rapporter la tonicité de l’œuvre ; enfin il évite tout ce qui peut provoquer une impression sensorielle fâcheuse[2].

Une œuvre, si parfaite qu’elle soit, ne peut être comprise du premier venu, parce qu’elle s’adresse uniquement à l’intelligence. Ce principe a été souvent exagéré aux époques de décadence ; c’est ainsi que l’on s’explique certaines bizarreries et certains tours de force des architectes du xve siècle.

Lorsque le plan est facile à comprendre, que la coordination des

  1. Les artistes du moyen âge n’ont certainement connu aucune théorie de la stabilité des voûtes ; les mêthodes qui paraissent avoir été suivies pour calculer les culées dérivent de constructions géométriques, n’ayant pas une base mécanique (Viollet-le-Duc, Dictionnaire, t.  VIl, p. 63. De Noëll, Notice sur l’église de Coustouges). lis avaient, sans doute, déduit leurs règles empiriques de l’étude de monuments antiques. Perronet, qui a construit tant de beaux ponts très hardis, n’avait que des formules de ce genre.

    Il n’existe, aujourd’hui, aucune théorie mathématique raisonnable des voûtes. M. Ch. Henry dit qu’il connaît des ingénieurs qui trouvent les cathédrales « déplorables au point de vue savant ». (Revue phil., mars 1800, p. 333.) Nous regrettons de ne pas connaître ces savants dont l’orgueil égale l’ignorance.

    Admirer les constructions gothiques ce n’est pas les soumettre à un calcul douteux : c’est raisonner sur elles, comme raisonnaient les anciens maîtres d’œuvre. Retrouver leur pensée n’est pas possible au premier venu ; cependant cela est nécessaire si on ne veut pas se pâmer naïvement devant des monuments parce qu’il est convenu qu’ils sont beaux, ni les mépriser parce que le goût les condamne.

  2. Nous avons, plus haut, parlé de l’influence des colorations. Parmi les préjugés assez singuliers, il faut citer celui qui fait repousser en France les tirants dans l’intérieur des édifices ; en Italie, de très grands constructeurs les ont employés et personne ne s’avise de s’en plaindre. La loge des lansquenets à Florence ne semble pas déparée par les tirants. Nous expliquerons plus loin cette anomalie étrange.