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répandre dans la foule que de défendre devant des philosophes.

Il faut citer encore, comme témoignant de tendances intellectuelles bien vivantes, les travaux de M. Fouillée et de M. Guyau. M. Fouillée a critiqué avec sévérité, et souvent avec justice, les principaux systèmes de morale, il a essayé de réunir l’idéalisme et le naturalisme, le déterminisme et la liberté, et par sa philosophie des idées-forces, de nous rendre la théorie de l’évolution plus sympathique, si je puis dire, en rapprochant la nature de l’esprit. Guyau avait cherché des équivalents destinés à remplacer d’antiques erreurs, tout en tenant compte des besoins qu’elles avaient satisfaits, et sans doute développés ou créés quelquefois. Il a cherché ainsi à suppléer aux croyances qu’il rejetait sur l’obligation morale, sur la sanction, puis à la religion elle-même, dans un beau livre qui mérite de rester comme le témoignage des doutes, des négations et des croyances, des aspirations d’un esprit supérieur en qui ont pris conscience bien des tendances contemporaines. Guyau réunissait en effet quelques-uns des plus beaux et les meilleurs côtés du mouvement intellectuel le plus récent, il savait la valeur de l’esprit scientifique et que tout ce qu’on essayera dorénavant de fonder sans lui sera caduc ; il savait aussi que la science ne sait pas tout et qu’il faut à la fois respecter les anciens abris qui tiennent encore, et en construire à la hâte de nouveaux, pas aussi solides qu’on le voudrait pour ceux dont les anciennes croyances se sont écroulées ; par-dessus tout on remarquait dans ses écrits cette générosité de sentiments, cette chaleur de cœur, ce besoin d’union et d’harmonie qui lui ont fait de beaucoup de ses lecteurs autant d’amis inconnus. Son irréligion était plus religieuse en un sens que la plupart des doctrines qu’il combattait. Il a laissé son œuvre inachevée, et sa mort est un grand dommage. Il était, je crois, dans la bonne voie. L’association, Guyau y voyait, ajuste titre, la raison d’être des religions ; c’est à elle aussi qu’il s’adressait pour les remplacer. Mais où trouver un lien d’association capable de tenir la place des vieilles croyances humaines, répandues dans chacune des âmes qui composent notre société, les formant et les animant, comme le sang — un sang parfois usé, pauvre, ou malsain — est apporté à chacune des cellules de notre corps et leur donne la vie et l’activité ?

La littérature, plus encore que la philosophie, permet sans doute de voir avec précision un ensemble de désirs et d’idées qui commence à se dégager. Avant de produire des théories ou de servir à en faire naître, les sentiments se manifestent d’une autre manière par le succès d’un livre, par l’apparition d’un roman, d’un article, d’une pièce de théâtre, où un écrivain a condensé le résultat de ses observations.