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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

Confessions. Il en déduit que Rousseau n’a pas tout dit, qu’il a dû subir tels ou tels accidents et qu’en conséquence il a dû être infécond : s’il a prétendu qu’il avait mis cinq enfants aux Enfants-Trouvés, c’est qu’il a voulu faire croire au public et à la postérité qu’il avait eu cinq enfants, ou que les enfants de Thérèse Le Vasseur étaient de lui ; il a mieux aimé charger sa mémoire d’actes odieux que de passer pour un impuissant ou pour un mari trompe[1]. Voilà la thèse du Dr J. Roussel. Je ne puis la discuter ici point par point. Ceux qui, après avoir lu les textes des Confessions, consulteront les maîtres de la médecine, auront vite acquis la conviction que ce sont là des conjectures arbitraires et tout à fait invraisemblables. Jean-Jacques a eu une maladie de vessie ou, plus exactement, une maladie de la prostate. Il avait de plus un vice de conformation peu grave et qui, au dire d’un chirurgien, devait être compensé par une immunité probable. Rien absolument ne donne à croire qu’une cause sérieuse d’infécondité se soit jointe à ces misères.

Il y a bien assez de bizarreries dans Rousseau. N’allons pas lui en prêter d’autres sans motifs et compliquer à plaisir ce qu’il a eu le courage d’appeler lui-même « le labyrinthe obscur et fangeux de ses Confessions ». Revenons à l’hypothèse malheureusement plus sérieuse de la folie.

Que Rousseau ait été fou dans les dernières années de sa vie, c’est là l’opinion commune : elle s’appuie sur des faits très sérieux. Mais l’a-t-il été beaucoup plus tôt qu’on ne le croit généralement ? L’intelligence qui a composé l’Émile, la Nouvelle Héloïse et les Confessions était-elle envahie déjà par le mal ? Le génie et la folie ont-ils cohabité dans cette organisation singulière ? Ont-ils réagi l’un sur l’autre et comment ? Qu’un cerveau dont on a abusé se détraque, il n’y a là rien qui étonne. Mais que la maladie ait coïncidé avec l’essor de la puissance créatrice, et que, tout en la troublant, elle en ait exalté la vigueur, accru la fécondité, c’est-là ce qui décidément demande à être examiné de plus près.

I

L’idée qu’on se fait de la folie change avec les progrès de la

  1. Peut-être serait-on tenté de tirer argument de cette phrase des Confessions, livre Ier. « Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux. » On se serait même attendu à retrouver cet aveu dans le roman médical du Dr J. Roussel. Mais en relisant le paragraphe entier des Confessions, on voit tout de suite que la pensée de Jean-Jacques est celle-ci : « Je viens déjà d’avouer des actes ridicules et honteux ; j’en avouerai encore d’autres, et dès maintenant, je suis sûr de moi et de ma véracité : nulle confidence, de quelque nature qu’elle soit, ne me coûtera. »