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tique ne fait exception que pour un seul contemporain, pour l’auteur de Manon Lescaut.

Cet isolement rétrospectif auquel on condamne la sensibilité de Jean-Jacques est vraiment excessif. Parmi les personnages bien connus de ce siècle agitas nous en trouvons, ce semble, plus d’un qui sentait vivement et qui sentait à la manière même de Rousseau. Cet abandon voluptueux à la nature, cette complaisance pour les mouvements passionnés, cette préférence partout donnée au cœur sur la raison, ne les retrouve-t-on que dans l’auteur de la Nouvelle Héloïse ? Est-ce qu’en face de Mme du Deffant qui représentait l’esprit sec, ennuyé, sceptique, détestant la vie, Mlle de Lespinasse ne personnifiait pas la passion dévorante ? La rupture de ces deux femmes « fit éclat et partagea la société en deux camps », dit Sainte-Beuve. N’est-ce point là l’image du xviiie siècle en raccourci ? Dans l’un de ces deux camps, Rousseau était bafoué ; mais dans l’autre, il passait à l’état de demi-dieu. Par ses peintures enivrantes, il flattait les instincts de ce second monde ; par ses audacieuses théories, il en justifiait les préférences ; par tout l’ensemble de son œuvre, il en embellissait l’idéal jusque-là vaguement entrevu. Faisait-on partie du premier camp, l’on devenait presque aussitôt suspect à l’ombrageux philosophe et on le regardait lui-même comme un sauvage. Était-on du second, l’on avait chance de l’apprivoiser.

S’il fut très sensible, il ne laissa pas que de rencontrer quelques femmes qui le furent autant que lui et le lui prouvèrent. Parmi les hommes de lettres ses rivaux, il en est un dont il regretta souvent l’hostilité, ce fut Diderot. C’est que Diderot, qui rassemblait en lui tant de contraires, avait un pied dans un camp, un pied dans l’autre. Parlons seulement du caractère et de la sensibilité. Diderot avait certains points de ressemblance remarquables avec Jean-Jacques : il était enthousiaste et cynique, timide et éprouvant un immense besoin de familiarité, toujours plein de phrases, probablement sincères, sur la vertu, avec des vices qu’il ne prenait guère la peine de dissimuler. « Diderot avait une Nanette comme j’avais une Thérèse », dit Rousseau dans les Confessions, et il ajoute : « C’était entre nous une conformité de plus ». Pour de semblables natures (et il y en avait beaucoup), l’auteur des Confessions pouvait être au-dessus du niveau commun : il n’en était pas, à beaucoup près, si complètement « séparé ».

Non content de sentir avec vivacité, Rousseau exagérait encore dans ses récits l’expression de ses sentiments ; et le tout à propos de choses souvent très simples. Il l’avoue. « L’épée use le fourreau, dit-on quelquefois, voilà mon histoire. Mes passions m’ont fait vivre et