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on a simplement l’une de ces innombrables combinaisons d’où sortent les caractères bas, tristes, répugnants ou compliqués qui se rencontrent si fréquemment dans la vie. La mauvaise éducation a pu altérer la pureté du génie de Rousseau : mais elle en a devancé, puis accompagné le développement. De là une sorte d’accommodation, lentement préparée, constamment maintenue, qui l’a préservé, non du désordre, mais de cette désagrégation où la science voit le signe certain de l’aliénation mentale.

De très bonne heure, Rousseau fut aux prises avec des difficultés contradictoires : nul ne les a mieux senties et décrites que lui-même. Mais il faut voir aussi le parti qu’il en tira.

« Par une de ces bizarreries qu’on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon état, j’étais disciple et valet dans une même maison, et, dans ma servitude, j’avais cependant un précepteur d’une naissance à ne l’être que des enfants des rois. » Bassesse et orgueil, habitudes de laquais et désir de transformer la société, voilà des contrastes déjà unis : rien ne les séparera plus dans sa personne. Autre contradiction : « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse apercevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. » De pareilles conditions sont assurément peu faites pour garantir le calme et la régularité de la vie. Mais ce qu’il faut noter, c’est que Rousseau les a surmontées, sinon pour son bonheur, du moins pour son génie. D’abord il les a très bien connues, ce qui l’a mis en garde. Puis, surtout, cette sensibilité et cette intelligence ont été rapprochées et unies par la plus puissante de ses facultés, qui était son imagination.

M. Brunetière veut que ce soit la sensibilité qui ait été la faculté maîtresse de Rousseau : il voit en elle tout à la fois le principe de son talent et la source de sa folie. Suivant lui, en effet, c’est cette folie même qui a donné à notre auteur, avec l’hyperesthésie des malades, une acuité de vision intérieure et une force d’analyse incomparables. C’est là faire beaucoup trop d’honneur aux maladies des gens nerveux. Ces derniers peuvent entendre crier plus fortement en eux-mêmes les ressorts de leur machine : ces sensations douloureuses et obsédantes ne leur donnent pas une idée de plus ; car la capacité de la souffrance peut bien enlever le goût de l’analyse à celui qui l’a, elle est très loin de la donner à celui qui ne la possède pas.

On me dira ici : qu’est-ce que cette imagination que vous séparez