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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

nation dessinait tour à tour ses soupçons, ses utopies et ses systèmes sophistiques, quand elle n’avait pas l’heureuse inspiration d’évoquer les eaux courantes et la verdure (car alors tout se rassérénait). Lisez la description de la neurasthénie dans le Traité des névroses d’Axenfeld ou dans les Maladies du système nerveux, de Grasset : vous retrouverez à chaque instant l’histoire de Rousseau ; vous y retrouverez certaines causes inavouables, avouées cependant par lui, de son mal ; vous y retrouverez divers symptômes que lui seul, dans l’esquisse de ses aventures amoureuses, était capable de décrire comme il l’a fait. Mais vous retrouverez aussi ce témoignage de l’homme de science, que, quoique l’esprit du neurasthénique soit « très frappé de cette situation pénible », chez lui néanmoins « l’intégrité des fonctions intellectuelles et des sens est complète »[1].

VI

Il m’a semblé qu’il y avait intérêt à dégager des accusations de folie la période active et créatrice de la vie de Rousseau. Je ne veux cependant pas fermer les yeux sur les accidents des dernières années. La folie s’est-elle alors installée définitivement dans sa personne ? En tout cas, elle a été aux portes ! elle y a été vue et reconnue avec des caractères et des symptômes, soit physiologiques, soit psychiques, tout à fait nouveaux dans sa vie.

Le texte le plus décisif est ici celui de Corancez[2].

« Depuis longtemps je m’apercevais d’un changement frappant dans son physique, je le voyais souvent dans un état de convulsion qui rendait son visage méconnaissable, et surtout l’expression de son visage réellement effrayante. Dans cet état, ses regards semblaient embrasser la totalité de l’espace, et ses yeux paraissaient voir tout à la fois ; mais, dans le fait, ils ne voyaient rien. Il se retournait sur sa chaise et passait les bras par-dessus le dossier. Ce bras, ainsi suspendu, avait un mouvement accéléré comme celui du balancier d’une pendule, et je fis cette remarque plus de quatre ans avant sa mort, de façon que j’ai eu tout le temps de l’observer. Lorsque je lui voyais prendre cette posture à mon arrivée, j’avais le cœur ulcéré, et je m’attendais aux propos les plus extravagants ; jamais je n’ai été trompé dans mon attente. C’est dans une de ces situations affligeantes qu’il me dit : « Savez-vous pourquoi je donne « au Tasse une préférence si marquée ?… Sachez qu’il a prédit mes « malheurs… Je vous entends, le Tasse est venu avant moi ; com-

  1. Grasset, ouvrage cité, p. 778.
  2. Voy. Mussel-Pathay, t.  I, p. 260.