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ANALYSES. — bouillier.Du plaisir et de la douleur.

définitives dès la première édition ; l’auteur n’a eu presque rien à y changer. Nous n’avons à relever comme nouveau que le passage où le plaisir et la douleur sont proclamés réels au même titre que tous les autres faits de conscience, contrairement à l’avis de L. Dumont, qui, après Herbart, ne voulait voir dans les émotions que de simples rapports et non des faits réels élémentaires. Dumont avait tort sans aucun doute ; mais nous croyons qu’il n’a soutenu cette opinion que pour insister plus fortement sur le caractère essentiellement relatif du plaisir et de la peine, relativité que tout le monde s’accorde à reconnaître. La question est, au fond, de peu d’importance.

Le chapitre III, qui traite de la cause du plaisir, est sans comparaison le meilleur et le plus important ; c’est la clef de voûte de l’ouvrage. Il en était déjà de même dans la première édition ; seulement l’intérêt s’en trouve encore augmenté, car la pensée de l’auteur s’y est fortifiée et agrandie par la double nécessité où il a été de la défendre contre la théorie plus récente de L. Dumont, et de la mettre en harmonie avec les grandes hypothèses scientifiques contemporaines. — Le plaisir et la douleur étant par nature sentis et non pensés, ne sont en eux-mêmes susceptibles d’aucune définition ; on ne peut les définir utilement que par leur cause. Cette cause, quelle est-elle ? Remarquons d’abord avec Aristote que sentir est le propre d’une nature active et non d’une nature inerte. Ἐν τῷ ἔργῳ δοκεῖ τὸ ἀγαθὸν εἶναι καὶ τὸ εὖ[1]. Ce qui est sans énergie intérieure, sans nul pouvoir d’agir ou de réagir, est de sa nature indifférent. Est-ce à dire que toute activité, toute force quelconque dans le sein de l’univers soit un sujet sentant ? Dumont l’a cru, et on sait que selon lui la sensibilité, comme la force même dont elle n’est que « la face subjective », est partout répandue dans les choses[2]. M. Bouillier refuse avec raison de souscrire à cette hypothèse plutôt poétique que scientifique, d’ailleurs assez peu nouvelle. Il doute que le rocher soit ému des chocs qu’il reçoit, qu’il y ait plaisir ou souffrance dans « l’éther qui vibre à travers l’espace. » En effet, dit-il, pour qu’une activité soit sensible, il faut qu’elle soit c particulière et déterminée », qu’elle soit « une », non pas d’une unité collective comme celle, d’un ensemble, mais d’une unité vivante et consciente. La conscience commençant « avec la vie elle-même », tout vivant est susceptible de jouir et de souffrir au moins d’une manière confuse ; mais « où il y a inconscience absolue, il y a insensibilité absolue. » On dira peut-être que la question est précisément de savoir s’il n’y a pas de la conscience à quelque degré partout où il y a de la force… Telle est, en effet, la question ; mais il nous semble que ceux qui la tranchent par une

  1. Morale à Nicomaque, livre I, chap. vii.
  2. Théorie scientifique de la sensibilité, par Léon Dumont, 1 vol. in-8o de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris. Germer Baillière, 1875. — Voir dans la Revue politique et littéraire (24 juillet 1875) notre exposé critique de cette histoire, et dans la Revue philosophique (mai 1876) la discussion à laquelle elle est soumise par M. Bouillier.