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ANALYSES. — sully.Pessimism, history criticism.

part la plus large à l’influence du tempérament. Il n’est pas douteux que, chez le premier promoteur de cette doctrine, Schopenhauer, l’hérédité morbide a joué un grand rôle. Les détails transmis par ses biographes, l’étude récente de Seidlitz, Schopenhauer au point de vue médical, fournissent des documents probants[1]. Mais pour bien traiter ce point, et sous une forme générale, il faudrait — ce qui manque en biologie — une théorie incontestée des tempéraments. À ce sujet, M. Sully a exposé la plus récente, encore peu connue ; elle est due au grand anatomiste Henle (Anthropologische Vorträge ; 1877), d’après lequel le tempérament mélancolique résulterait d’une faiblesse relative des mouvements volontaires par rapport à la force des émotions ; les impressions seraient ressenties très-vivement, mais elles ne se traduiraient pas au dehors avec une énergie convenable : par suite de ce défaut d’équilibre les sentiments s’amasseraient, faute de pouvoir suffisamment se dépenser. Quoi qu’on pense de cette explication, il est bien clair que le pessimisme et l’optimisme ont leurs plus profondes racines psychologiques dans des différences de sensibilité. Suivant une remarque vulgaire, il y a des caractères « heureux » et des caractères « malheureux ».

Mais ce facteur interne, le principal, n’est pas le seul. Sully en assigne d’autres secondaires, parmi lesquels cette tendance propre aux martyrs à jeter un défi à la douleur. « Quoique tous les hommes aient de l’aversion pour la douleur elle-même, beaucoup aiment l’honneur de la supporter. Il y a dans la nature humaine une forte tendance à se martyriser elle-même, pour le mérite qui s’ensuivra. Rien ne peut nous faire mieux comprendre les douceurs du martyre que la conception pessimiste de la vie. D’après elle, nous sommes enchaînés sans espoir par la nature même des choses, et tous nos efforts pour nous délivrer de la misère seront vains. En réalité, le pessimisme flatte l’homme en lui offrant un portrait de lui-même sous la forme d’un Prométhée vaincu, torturé par un Zeus implacable, par cet univers qui nous entoure, et malgré tout résistant avec un fier défi. Le pessimisme pose son adhérent en divinité outragée et souffrante, devant sa propre admiration au moins, sinon devant celle des spectateurs qui l’entourent. »

Le pessimisme a aussi ses facteurs externes. Quoiqu’il fleurisse surtout en Allemagne, il a beaucoup d’adhérents en Russie, il en a en France et même en Angleterre. Il semble donc que cette doctrine réponde à certaines conditions générales d’existence de l’Europe contemporaine ; et que, tout en continuant la tradition du pessimisme poétique qui a joué un si grand rôle au commencement du xixe siècle, il ait lui-même ses causes actuelles et permanentes. Un dégoût profond j pour l’optimisme vide des derniers siècles, le scepticisme survivant à la ruine des croyances religieuses, y ont contribué. De plus, la science, toute florissante qu’elle est, n’a pas encore fourni à la masse du genre humain une source nouvelle de sentiments nobles et d’aspirations idéales.

  1. Schopenhauer von medicinischen Stanpunkte betrachet, par K. von Seidlitz. Dorpat. 1872.