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vrai, en effet, que les dogmes de la morale ne peuvent servir d’axiomes scientifiques ; la morale n’intervient pas dans les sciences par une action positive ; mais elle intervient négativement, et toute conclusion qui lui serait contraire serait à rejeter. Seulement, c’est là une sorte de contradiction qui n’est guère à redouter : le domaine de la vraie science n’empiète pas sur celui de la morale, et ce serait faire de la métaphysique rationnelle, que de tirer d’une théorie de physique des conclusions relatives à Dieu et à la vie future. M. Liebmann, s’il eût été plus fidèle à Kant, n’eût donc pas été inquiet de voir la morale maintenir ses droits en face de la science. — Le vrai matérialiste, poursuit M. Liebmann, croit à la correspondance entre les phénomènes de l’esprit et ceux du corps : quant au corps et à l’esprit en eux-mêmes, ils sont inaccessibles. Il devra donc d’abord découvrir toutes les lois qui régissent l’un et l’autre ordre de faits. Puis il aura à démontrer comment, tels faits physiques étant donnés et se succédant selon tel ordre, ils doivent engendrer des faits psychologiques gouvernés par des lois à part. Il aura à déduire les lois logiques des lois physiques. La thèse du matérialiste sera donc que « la nature a formé un automate matériel logique. » La démonstration de cette thèse, voilà la tâche de la psychologie ; tâche qu’il faut désespérer de jamais achever, d’ailleurs. Le vrai matérialisme est donc « l’asymptote de la psychologie ».

En donnant ainsi la priorité à la matière sur l’esprit, M. Liebmann s’écarte évidemment du criticisme. La conclusion découle avec logique d’une doctrine essentiellement et exclusivement déterministe. Mais ce n’est pas celle de Kant.

La troisième partie du livre traite de l’Idéal : c’est de beaucoup la moins étendue. Dans son essai sur l’Idéal esthétique, l’auteur s’inspire de Kant et de Schiller. L’art, dit-il, nous détache de la nature, et nous y rend étrangers : c’est pourquoi l’admiration esthétique est désintéressée ; tout ressouvenir des besoins de la nature, tout éveil du désir, toute pensée de possession la trouble et dissipe le charme. C’est pour la même raison que l’art est le propre de l’homme, et le distingue de l’animal. D’autre part, l’art se nourrit de la réalité : il lui doit ses matériaux et ses premiers modèles. Même les deux arts les plus indépendants, les plus destitués en apparence de tout modèle naturel, sont soumis à cette loi : l’architecture exprime la lutte de la cohésion contre la pesanteur, et trouve ses exemples, selon les contrées, soit dans les arbres, soit dans les rochers ; la musique exprime la vie la plus intime de l’âme, les sentiments ; mais non pas comme la poésie, à l’aide d’un intermédiaire intellectuel, par des mots, et en les analysant ; elle les rend directement, et en tant que sentiments. C’est pourquoi l’émotion qu’elle nous donne est puissante et confuse, et perd à être expliquée. Maintenant l’art, en se servant de la nature, poursuit un but supérieur : c’est pourquoi il choisit parmi les éléments qui lui sont offerts, et a ses règles. Ce but supérieur est de dégager du milieu des réalités, les beautés qui s’y trouvent mêlées, et qui, unies à une matière péris-