Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
558
revue philosophique

quand il reste dans le fond du cœur, mais non « quand il s’étale au grand jour. » Une certaine pudeur empêche l’homme bien né de donner ses émotions en spectacle, et cette pudeur ne peut être vaincue que par l’emportement de la passion. Le monologue n’est donc à sa place que quand un violent combat se livre dans l’âme. Un drame est d’autant plus dramatique et d’autant plus conforme à la nature que les sentiments apparaissent par les actes, que les personnages sont naïfs et n’ont qu’une obscure conscience de leur état intérieur.

Aux époques où les nerfs trop sensibles ne peuvent supporter les ébranlements du vrai tragique, naît le drame sentimental. Le sujet en est ordinairement emprunté à la vie commune. On évite tout conflit violent, en revanche on sert une telle abondance de sentiments nobles, moraux, délicats, faibles et touchants, que « le spectateur sent s’élever dans le nerf vague les sensations réflexes particulières, qui précèdent les contractions de la nausée, et qui suivent une trop grande absorption d’eau tiède. » Ce qui a fait le succès du drame sentimental au dernier siècle en Allemagne, c’est que les femmes au théâtre donnaient le ton. Les Allemandes sont trop sentimentales pour se contenter de bouffonneries ou d’intrigues, d’autre part elles s’ennuient de la haute poésie tragique qui exige trop de sérieux : de là la comédie larmoyante. « C’est ainsi qu’elles aiment mieux les fruits confits dans un excès de sucre que dans leur frais arôme naturel, que dans leur âpreté et leur verdeur natives. » Le touchant ne devient tragique que quand la passion est assez violente pour exciter la terreur.


Dans la première moitié du siècle nous avons eu un romantisme ami de l’horrible, dont M. Victor Hugo a été le poète dramatique. En quelle mesure cet. élément peut-il trouver place dans le drame ? — Il ne suffit pas de faire de la couleur locale, il faut tenir compte avant tout des mœurs du public pour qui Ton parle. La torture n’est plus dans nos habitudes, elle n’est plus à sa place dans nos drames. À cela s’ajoute que sur la scène on a les événements sous les yeux, ce qui rend insupportables certains spectacles, dont on tolérerait le récit dans un poème épique. Ce qu’il faut exclure surtout c’est ce qui peut donner satisfaction à l’instinct de cruauté (die Wollust der Grausamkeit) qui se traduit par les jeux du cirque, par les combats de taureau. Il y a des effets qu’il faut laisser aux romans écrits pour les femmes de chambre. Ce qui est plus démoralisant encore, c’est de réjouir le spectateur non plus du spectacle d’une torture matérielle, mais de la vue d’une torture morale. Faute d’un meilleur exemple, nous citerons les angoisses de Triboulet (Geistesqualeri)