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l’expérience, et au besoin à les compléter : mais ils ne se demandent pas quelle est la nature, quels sont les titres de cette interprétation. Si quelques-uns d’entre eux, comme Feuerbach, font de la sensation le principe même de toute réalité, ils ne voient pas que la sensation est toute autre chose que la matière. Enfin, ils sont hors d’état avec l’atome de rendre compte de la pensée la plus élémentaire. Là est, comme le répète sans cesse Lange, le point vulnérable du matérialisme. Ce n’est qu’au prix de perpétuelles contradictions, d’obscurités calculées, ou d’une impardonnable légèreté, qu’il échappe à la difficulté. S’inspirant de Dubois-Reymond et de Zœllner, Lange résume son argumentation contre l’insuffisance théorique du matérialisme, en deux propositions qu’il nous paraît bon de citer :

« 1° Le matérialisme confond une conception théorique, une abstraction (la matière) avec la réalité. De la donnée immédiate de la conscience, c’est-à-dire de la sensation, il fait une pure apparence ; 2° La sensation est un fait plus fondamental que le mouvement matériel. »

Le matérialisme n’est pas moins impuissant devant le besoin de l’idéal. L’art, la morale, la religion, n’ont pas de fondement dans sa métaphysique. Qu’on lise, dans le premier volume, la réfutation ingénieuse de l’esthétique matérialiste de Diderot, des conceptions insoutenables de d’Holbach sur la religion et sur la morale ; qu’on médite surtout le dernier chapitre du second volume : on reconnaîtra sans peine que nul esprit n’a, eu le sentiment plus profond des faiblesses du matérialisme, que l’historien qui s’en est montré l’interprète le plus autorisé, l’avocat le plus convaincu.

« Le matérialisme est le degré le premier, le plus bas, bien qu’il soit le plus solide comparativement de la philosophie. Étroitement attaché à la science de la nature, il ne devient un système qu’à condition d’en franchir les bornes. Sans doute la nécessité, qui domine dans l’ordre des sciences naturelles, donne au système qui s’appuie directement sur ces dernières une certitude égale de toutes ses parties à un degré remarquable. La certitude et la nécessité de chacun des éléments rejaillit sur le système lui-même ; mais c’est là une apparence illusoire. Ce qui fait du matérialisme un système, la supposition fondamentale qui relie toutes les sciences particulières en un tout systématique, n’est pas seulement la partie la plus hypothétique, mais encore la moins capable de résister à la critique. »

Le matérialisme n’en a pas moins le mérite d’intervenir utilement toutes les fois que les droits de la science sont méconnus ou contestés par la métaphysique. « Toute explication fausse de la réalité ébranle la base même de notre existence spirituelle. À l’encontre des rêveries