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Me voilà donc arrivé à un asile assuré contre le doute, à un fait dont la certitude est incontestable. Mais ce fait est-il suffisant pour le but que je me propose ? Peut-il servir de base à l’édifice des connaissances humaines ? Ne nous hâtons pas trop d’espérer. Ne soyons pas trop prompts à nous illusionner encore sur notre incurable ignorance. Descartes, lui aussi, s’était réfugié dans le sanctuaire de la pensée pour échapper au doute universel. Et pourtant qu’a fait Descartes ? dès les premiers pas il est retombé dans l’erreur. Serons-nous plus heureux ? Trouverons-nous une idée dont l’objet extérieur soit conforme à sa propre représentation ? Il y a peut-être de telles idées. S’il en existe, qui nous prouvera qu’elles sont en effet conformes à leurs objets ?

Me voilà donc enfermé dans l’enceinte de ma propre personnalité. J’ai trouvé un asile contre le doute universel ; mais cet asile est devenu une prison. Je me trouve ainsi enchaîné dans cette caverne dont parle Platon, tournant le dos à la lumière et n’ayant devant moi que des ombres et des fantômes. Qui viendra briser les liens qui m’enchaînent ? Qui est-ce qui pourra, dans la prison ténébreuse où je me suis volontairement enseveli, m’ouvrir une porte sur l’extérieur et me montrer la lumière ?

Je m’étais d’abord flatté d’une folle espérance dans la possibilité de la métaphysique. Puis le doute est survenu, doute qui s’est bientôt dissipé lorsque j’ai trouvé avec Descartes le fondement de la certitude dans la pensée et l’existence personnelle. Enfin je me trouve de nouveau réduit à un désespoir d’autant plus terrible qu’il semble que je sois mort à la vie extérieure.

L’espoir cependant renaît encore dans mon cerveau. Cette fois, ne sera-t-il point trompé ? Je remarque que j’ai passé par une série d’états successifs, que les idées que j’ai maintenant ne sont plus les mêmes que tout à l’heure, que je n’éprouve pas les mêmes émotions, les mêmes sentiments. Mes idées, mes sentiments ont donc changé. Que m’importe après cela que l’âme, le moi absolu, le principe spirituel soit resté identique, ainsi que l’enseignent les spiritualistes ? J’ai passé par une série d’états successifs, non identiques les uns aux autres. Cela suffit : il y a en moi des changements.

Je suis donc en possession d’un fait nouveau ; et ce fait, quoiqu’il soit connu d’une manière moins immédiate que la pensée, n’en est pas moins certain, indéniable. Je n’ai pas besoin de sortir de moi pour le trouver ; il est en moi, et réunit ainsi les deux caractères de subjectivité et d’objectivité que nous avons reconnus tout à l’heure à la pensée. Nier le changement, ce serait nier la pensée même.