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récurrence normale se manifeste par des sentiments tels que le sens historique, le sentiment de la solidarité du passé et du présent ; elle affirme et assure la continuité psychique nécessaire à la vie. — Mais la nostalgie devient aisément morbide et se confond avec la stagnation psychique. Le nostalgique, en effet, appartient au type stagnant défini plus haut. Le nostalgique est un lent, du moins un ralenti, un attardé, un retardataire. Victime de son destin, il arrive toujours trop tard. Pour lui l’occasion est toujours chauve. — D’autre part le nostalgique appartient au type passif, contemplatif. Absorbé dans son rêve, il est inapte à la vie d’adaptation. Dans un de ses romans[1], M. Romain Rolland symbolise les deux dispositions : nostalgique et futuriste dans l’âme de deux enfants, le frère et la sœur, qui, après une catastrophe qui leur a ravi leur père et ruiné leur famille, s’éloignent de leur ville natale. Le frère, rêveur douloureux, ne songe qu’à ce qu’il quitte. « Antoinette pensait bien davantage à ce qu’ils allaient trouver ; elle se le reprochait ; elle eût voulu s’absorber dans ses souvenirs… Elle avait raison de songer à l’avenir ; elle avait une vue plus exacte des choses que sa mère et son frère… » En effet, le frère, rêveur nostalgique, sera le faible, l’être désarmé, incapable de se tirer d’affaire ; à l’autre reviendra le rôle énergique, le rôle de défense et de protection. — Le nostalgique est un sentimental qui s’enlise dans les marais du passé, qui s’endort sous le mancenillier des souvenirs ; ou, assis sur le bord du fleuve, il regarde les amitiés et les amours révolues s’éloigner au fil de l’eau comme des feuilles mortes et disparaître au tournant de la rive. Plus d’un peut-être a dans son passé une vision d’horreur et de dégoût, un Affrontenburg tel que celui que décrit Heine et dont l’ombre s’allonge, sur le reste de ses jours. Attardé à son cauchemar, incapable d’autres rêves, il évolue lentement vers la mort du désir, vers le nirvana psychique ; c’est un stagnant affectif, un déséquilibré du cœur.

À force de vivre avec des revenants et des fantômes, le nostalgique finit par partager leur inconsistance falotte ; il glisse à travers la vie comme une ombre. — Le nostalgique est un mauvais lutteur ; il est la proie de qui sait le prendre par son côté faible, le côté sentimental. Il est plus d’une fois l’objet d’une exploitation spéciale qu’on pourrait appeler l’exploitation sentimentale. Femme ou maîtresse

  1. Romain Rolland, Antoinette.