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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

… Du 15e au 17e mois. — Grands progrès. Elle a appris à marcher et même à courir, elle est ferme sur ses petites jambes. On voit qu’elle acquiert tous les jours des idées, et qu’elle comprend beaucoup de phrases, par exemple : « Apporte la balle. Va faire doudou à la dame (caresser de la main et tendre la joue). Viens dans les jambes de papa. Va là-bas. Viens ici, etc. » Elle commence à distinguer le ton fâché du ton satisfait ; elle cesse de faire ce qu’on lui interdit avec un visage et une voix sévères ; elle a spontanément et souvent l’envie d’être embrassée, et pour cela elle tend le front et dit d’une voix câline : papa, ou maman. — Mais elle n’a appris ou inventé que très-peu de mots nouveaux. Les principaux sont Pa (Paul), Babert (Gilbert), bébé (enfant), bééé (la chèvre), cola (chocolat), oua-oua (chose bonne à manger), ham (manger, je veux manger). — Il y en a d’autres et assez nombreux, qu’elle comprend, mais ne prononce pas, par exemple : « Grand-père, grand’mère » ; ses organes vocaux trop peu exercés ne reproduisent pas encore tous les sons qu’elle connaît et auxquels elle attache un sens.

Cola (chocolat) est une des premières friandises qu’on lui ait données ; c’est le bonbon qu’elle préfère. Tous les jours elle allait chez sa grand’mère, qui lui donnait une pastille ; elle sait très-bien reconnaître la boîte, insister en la montrant du doigt pour qu’on l’ouvre. D’elle-même et sans nous, ou plutôt malgré nous, elle a étendu le sens de ce mot ; en ce moment elle l’applique à toutes les friandises : elle dit Cola quand on lui donne du sucre, de la tarte, des raisins, une pêche, une figue[1]. — On a déjà vu plusieurs exemples de cette généralisation spontanée ; ici elle était aisée ; car la saveur du chocolat, celle du raisin, de la pêche, etc., coïncident en ceci, qu’étant toutes agréables elles provoquent le même désir, celui d’éprouver encore une fois la sensation agréable. Un désir ou impulsion si distincte aboutit sans difficulté à un air de tête, à un geste de la main, à une expression, par suite, à un nom.

Bébé. On a vu la signification singulière qu’elle donnait d’abord à ce mot ; peu à peu, par l’effet de l’éducation, il s’est rapproché chez elle du sens ordinaire. On lui a montré d’autres enfants en lui disant bébé ; on l’a appelé elle-même de ce nom ; à présent elle y répond. De plus, en la mettant devant une glace très-basse et en lui montrant

    comme lui dans notre langage ; car il l’employait à tout propos, pour dire voilà, je l’ai, c’est fait, il est venu, et désignait par là tout achèvement d’action et d’effet.

  1. De même le petit garçon de 20 mois cité plus haut dit téterre (pomme de terre) pour désigner les pommes de terre, la viande, les haricots, presque tout ce qui est bon à manger, sauf le lait pour lequel il dit lolo. Peut-être pour lui téterre signifie tout ce qui, étant solide ou demi-solide, est bon à manger.