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John stuart mill.berkeley, sa vie et ses écrits

artificielles l’apparence de faits ultimes, était mise en évidence.

La seconde des œuvres par lesquelles Berkeley a bien mérité de la philosophie, sa théorie de la pensée en général, consiste en ce que la pensée ne marche pas, comme Locke l’avait imaginé, au moyen d’idées générales ou abstraites, mais au moyen d’idées d’individus servant de représentants de classes. Toutes les idées, soutenait Berkeley, sont concrètes et individuelles, ce qui ne nous empêche pas d’arriver, par elles, à des vérités générales. Quand, par exemple, nous prouvons les propriétés des triangles, l’idée qui est dans notre esprit n’est pas comme Locke le supposait l’idée abstraite d’un triangle qui n’est rien qu’un triangle, qui n’est ni équilatéral, ni isocèle, ni scalène, mais l’idée concrète d’un triangle particulier, d’où néanmoins nous pouvons conclure à tous les autres triangles, si nous avons eu soin de n’employer que des prémisses qui soient vraies d’un triangle quelconque. Cette doctrine, aujourd’hui généralement reçue, bien qu’elle ne soit pas généralement comprise, se trouvait sans doute, comme celle des perceptions acquises de la vue, intimement rattachée dans l’esprit de Berkeley avec sa théorie des idées ; en effet il regardait la notion de matière, en dehors des sensations appartenant à un esprit, comme l’exemple suprême de cette absurdité qu’on appelle une idée abstraite. De même que dans la théorie de la vision, dans sa théorie des idées, Berkeley a surmonté la difficulté du problème. Le premier il a vu ce qu’il y avait au fond de la difficulté de la controverse des nominalistes et des réalistes, et établi que toutes nos idées sont des idées d’individus ; bien qu’il ait laissé à ses successeurs le soin d’indiquer la nature exacte du mécanisme psychologique (qu’on me passe cette expression) par lequel les noms généraux jouent leur rôle sans le secours d’idées générales. La solution de cette difficulté, comme de tant d’autres, consiste dans la connotation de noms généraux. Un nom, encore que commun à une multitude indéfinie d’objets individuels, n’est pas comme un nom propre, dépourvu de sens ; c’est une marque des propriétés ou de certaines propriétés qui appartiennent à tous ces objets également, et qui est associée d’une manière particulièrement étroite et intime avec ces propriétés communes. Or quoique le nom rappelle, et ne puisse pas ne pas rappeler, en même temps que ces propriétés, d’autres propriétés en nombre plus ou moins grand qui n’appartiennent pas à toute la classe, mais à un ou plusieurs membres de la classe, qui pour le moment servent à l’esprit de types qui la représentent, ces autres éléments sont accidentels et variables ; de sorte que l’idée effectivement évoquée par le nom de classe, sans être toujours celle d’un individu, est une idée