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de notions ou impressions contradictoires, entre l’ancien moi qui est celui de la chenille, et le nouveau moi qui est celui du papillon. Dans le second stade, au lieu de dire : Je ne suis plus, le malade dit : Je suis un autre. Sur ce point, presque tous emploient le même langage : « Je me sentais si complétement changé qu’il me semblait être devenu un autre[1] ; cette pensée s’imposait constamment à moi, sans que cependant j’aie oublié une seule fois qu’elle était illusoire. » — « Quelquefois il me semble n’être pas moi-même ou bien je me a crois plongé dans un rêve continuel[2]. » « Il m’a semblé rêver et ne plus être la même personne ; il m’a littéralement semblé que je n’étais plus moi-même. » — « Je doutais de ma propre existence, et même par instants je cessais d’y croire. » — « Souvent il me semble que je ne suis pas de ce monde ; ma voix me paraît étrangère, et, quand je vois un camarade d’hôpital, je me dis à moi-même : ce sont les figures d’un rêve. » — Il semble au malade « qu’il est automate ; » « il sent qu’il est en dehors de lui-même : — Il ne « se reconnaît plus, » il lui semble « qu’il est devenu une autre personne. » — M. Krishaber et le malade guéri de l’observation 38 vont même plus loin ; ils pensent que le malade ne se trompe pas en croyant qu’il est un autre. « Non seulement, dit ce dernier, il m’a semblé que j’étais un autre, mais j’étais effectivement un autre : un moi différent s’était substitué au premier. » En effet, les sensations constituantes du moi étaient autres, et, par suite, les goûts, désirs, facultés, affections morales étaient différents. Ainsi le moi, la personne morale est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs ; et ce produit, considéré à différents moments, n’est le même et ne s’apparaît comme le même que parce que ses sensations constituantes demeurent toujours les mêmes. Lorsque subitement ces sensations deviennent autres, il devient autre et s’apparaît comme un autre ; il faut qu’elles redeviennent les mêmes pour qu’il redevienne le même et s’apparaisse de nouveau comme le même. Ici l’expérience confirme la théorie. En effet, selon le docteur Krishaber, « la perturbation particulière en vertu de laquelle le malade perd jusqu’à un certain point le sentiment de sa propre personne ne disparaît que lorsque[3] les troubles sensoriels auxquels elle est liée ont disparu. » À mon sens, ceci est décisif, et je trouve le petit récit qu’on vient de lire plus instructif qu’un volume de métaphysique sur la substance du moi.

H. Taine.
  1. Observations 38, 37.
  2. Observation 1, 2, 3, 21, 22.
  3. Ibid, p. 181.