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important, que, quelles que soient les fonctions du cerveau, cet organe n’est qu’une partie d’un organisme complexe, dont toutes les parties sont dépendantes les unes des autres, agissant toutes synergiquement, de sorte que ses fonctions ne peuvent pas plus être isolées du reste (autrement que par une analyse idéale) que l’âme ne peut être isolée du corps. Cela me semble être une erreur biologique qui a beaucoup de conséquences. En la reconnaissant j’ai été amené à découvrir ce que j’exposerai plus loin : que tout phénomène mental est, pour parler un langage mathématique, une fonction de trois variables : un travail des sens, un travail cérébral, un travail musculaire. Autant que nous pouvons séparer un groupe de phénomènes organiques de la totalité dont il fait partie, cette séparation est la seule qui me semble scientifiquement légitime ; ce groupe nous permet de traiter les phénomènes psychiques comme les fonctions d’une partie déterminée du mécanisme organique, en l’attribuant au système nervo-musculaire, comme nous assignons la digestion au canal alimentaire, et la locomotion aux membres. Dans chaque cas, l’analyse fixe l’attention sur un groupe d’organes qui n’ont aucun rapport explicite avec les autres, bien qu’ils soient toujours en coopération. L’erreur du matérialisme consiste non pas seulement à oublier la nature artificielle d’une telle analyse, mais à pousser l’analyse au-delà d’un groupe spécial d’organes et à l’arrêter sur un seul élément du groupe. Un exemple ou deux éclairciront ce que je veux dire.

En 1834, le chimiste Couerbe[1] annonça qu’il venait de découvrir quatre substances grasses dans le cerveau, qui contenaient, toutes les quatre, du phosphore. C’était un fait chimique sur lequel il fonda à tort ses conclusions que le phosphore était le principe excitant du cerveau : que le manque de phosphore ramenait le cerveau de l’homme à celui d’une brute, que l’excès produisait la folie, le défaut l’idiotie, et qu’une proportion convenable « donnait naissance aux idées les plus sublimes et produisait cette admirable harmonie que les spiritualistes appellent l’âme » (p. 491). D’autres chimistes ont trouvé, depuis, le phosphore sous des formes variées, et les écoles ont résonné du cri de bataille « sans phosphore point de pensée ».

Tout biologiste synthétique partagera sûrement la répulsion des spiritualistes à l’égard de cette manière d’interpréter les phénomènes. Nous n’avons pas besoin d’insister sur la difficulté initiale qu’il y a de déterminer l’état précis sous lequel le phosphore se trouve dans le cerveau vivant, puisque le séparer de ses combinaisons, au moyen

  1. Annales de chimie, t. LVI, p. 164.