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analyses. — v. brochard. De l’erreur.

une place est réservée à l’indéterminisme ; aujourd’hui nécessaires, les lois qui le gouvernent ne le furent pas toujours ; la nécessité n’est peut-être qu’une liberté solidifiée. En tout cas, des choses sont, qui auraient pu ne pas être ; d’autres eussent été possibles sans que l’ordre du monde eût été troublé. L’esprit peut donc concevoir ces possibles sans que la raison proteste ; ce qu’il pense parfois n’est pas irrationnel, mais ne s’est pas réalisé. De là l’erreur, de là aussi son faux air de vérité.

Mais, si l’erreur et le vrai se ressemblent à première vue, nous devons en tirer tout au moins ces deux conséquences pratiques. C’est que l’erreur peut être aussi commune que la vérité, et que ceux qui la rencontrent pensent le faux sans penser l’absurde : de là un devoir impérieux de tolérance et de charité à l’égard de ceux qui se trompent. C’est que la vérité ne fait pas irruption dans notre esprit à notre insu et comme malgré nous : il faut la chercher pour la trouver, il faut la vouloir pour la chercher. Même en la voulant, on peut la manquer : à l’avenir de nous apprendre si nous l’avons rencontrée. Il n’est point de spécifique contre l’erreur ; l’erreur est inévitable. Le temps, notre patience, notre modestie, notre bonne volonté, voilà 6ur quels auxiliaires il nous est permis de compter pour remédier aux erreurs que nous aurons commises.

Telle est l’économie de cet intéressant travail, qui porte la marque d’un esprit personnel et d’un écrivain habile. Nous y retrouvons, exprimée dans une langue excellente et dans un style tout à la fois élégant et précis, une doctrine à laquelle, si j’ose dire, notre adhésion était donnée à l’avance. En effet la théorie sur l’erreur que nous venons d’exposer est en germe dans la théorie de M. Renouvier sur la certitude[1], qui la suppose et l’implique ; mais il restait à la dégager.

L’œuvre personnelle de M. Brochard a été de prendre la question « à revers » et de rédiger à sa manière avec d’amples développements un chapitre important, et qui restait à écrire de la doctrine criticiste. Ajoutons qu’un lecteur expérimenté reconnaîtra sans peine, dans le livre de l’Erreur, mainte trace d’une pensée originale et d’un esprit qui, pour marcher dans une voie déjà ouverte, s’y dirige néanmoins avec assez d’adresse pour savoir y découvrir. Nos critiques, si nous pouvions leur donner place dans un exposé rapide, porteraient sur la composition. On peut et on doit louer le développement donné à la partie historique du livre, à l’examen des doctrines de Platon, Descartes, Spinoza. Mais on en louerait davantage la partie dogmatique si M. Brochard lui avait donné plus d’étendue, si, non content de livrer au lecteur les résultats de ses analyses, il avait analysé devant lui. L’auteur est psychologue, on le devine ; mais pourquoi n’a-t-il pas donné à son travail un caractère plus nettement et plus largement psychologique ? Sans doute il y avait péril à « méditer » après Descartes le pro-

  1. Voir le Deuxième essai de critique générale.