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elle a au contraire sa clarté à elle, bien supérieure à celle de l’évidence, clarté brutale, qui n’explique rien, qui frappe et subjugue. Mais, pour conquérir cette autre clarté, il faut un effort et quelque courage : il faut rompre avec soi-même, avec la nature et les préjugés qu’elle impose ; il faut sortir de la caverne. Les prisonniers de la caverne sont les prisonniers de l’évidence. Tant qu’ils s’y cantonnent, il n’est pas plus aisé de les faire croire à une lumière meilleure que de donner par voie de raisonnement l’idée de l’émotion esthétique à un esprit qu’une longue culture n’a pas formé à la ressentir. Encore les belles choses sont-elles perçues par nos sens avant de nous donner l’impression du beau : nous les voyons d’abord, nous les entendons. Ce que l’on ne voit pas, tel est l’objet de la philosophie, car la conscience n’atteint que la surface des pensées. La philosophie, la réflexion doit conclure de cette surface au fond qu’elle recouvre, deviner le principe sous le fait, dans la masse l’imperceptible élément. Elle doit le concevoir, le fixer devant elle, le rattacher par un lien logique, nécessaire, à ce qu’elle veut expliquer, soutenir cette explication, c’est-à-dire cette hypothèse, par d’autres, et n’arrêter ce mouvement rétrograde que devant l’hypothèse dernière, qui ne supposant rien, soutenue en elle-même, absolue en un mot, supporterait tout le reste et jusqu’à l’évidence primitive. Il faut du temps aux intelligences les plus fortes pour développer en elles cette faculté de voir et de créer dans l’invisible, et tant qu’elles ne l’ont pas, elles sont philosophes comme on est géomètre avant de pouvoir lire un solide dans une figure plane, ou naturaliste sans 1 habitude du microscope.

La philosophie demande donc, non pas sans doute une initiation, car initier c’est livrer un secret, et il n’y a pas de secret qui rende philosophe, mais une préparation lente et régulière, une éducation complète de l’esprit. Tous les hommes ont des yeux et des oreilles, et la prétention déjuger par eux-mêmes des impressions qu’ils en reçoivent ; ils ne sont pas pour cela, en naissant, peintres, musiciens, ou critiques d’art. Quelques-uns, bien doués, le deviennent à force d’étude. On ne s’improvise pas non plus astronome, bien qu’on acquière sans nul effort plusieurs notions assez précises sur le mouvement des astres. Le bon sens, les lumières communes, de belles facultés, développées même par une éducation solide, mais générale, suffiront-elles à faire un philosophe ? Sans aucun doute, si philosopher c’est répondre par des oui et des non plus ou moins développés à certaines questions qui admettent de semblables réponses. Mais si c’est autre chose, si c’est chercher les raisons de ces réponses et de ces demandes que la nature suggère, réduire par l’analyse ces faits prétendus simples, disséquer l’organisme de l’esprit et révéler à la conscience tout un monde d’éléments subtils qui lui échappe, anéanti ou transfiguré dans les combinaisons de la vie intérieure, comment une pareille science, physiologie et chimie de la pensée, serait-elle accessible sans étude préalable aux simples curieux, fussent-ils hommes de bon sens et d’esprit ? Est-il une science