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mières. À l’école de Newton, il avait mieux appris à connaître le monde physique que le cœur humain ; et les wolfiens, dont il commentait les doctrines, ne lui présentaient de l’homme qu’une image trop souvent artificielle et systématique. Il ne voyait la nature morale qu’à travers les exagérations pessimistes du piétisme et les sèches abstractions des philosophes. Le commerce des hommes, l’expérience de la vie auraient pu sans doute éclairer son jugement. Mais le cercle de théologiens et de professeurs qu’il fréquentait ne lui offrait de la société qu’une image réduite et très altérée, où les libres allures et les mouvements variés de la nature faisaient place d’ordinaire aux attitudes uniformes, aux démarches étudiées. Les dix ans de préceptorat qu’il avait passés hors de Kœnigsberg, dans les riches familles de la bourgeoisie ou de la noblesse, ne lui avaient trop souvent montré, sous les formes frivoles ou solennelles de la politesse, que les mœurs factices, les préjugés de la richesse et du rang. Une ligne infranchissable semblait séparer le monde des privilégiés de la naissance, de la fortune ou du savoir, du peuple ignorant et misérable qui l’environnait. Les regards de Kant ne s’étaient portés que sur cette triple aristocratie ; le reste avait jusque-là échappé à son attention, et était bien près de lui en paraître indigne. Il mettait, sans doute, au premier rang la supériorité du talent et de la science, en mesurant le prix aux efforts qu’elle lui avait coûtés, aux jouissances qu’elle lui procurait.

Telles étaient les dispositions dans lesquelles le surprit la lecture des œuvres de Rousseau, si nous en croyons son propre témoignage. Voici ce qu’il écrivait vers 1764 :

« Je suis un savant par goût. J’ai soif de connaître ; je suis tourmenté par le besoin de pousser plus loin dans la recherche de la vérité, et goûte une joie infinie à chaque pas que je fais en avant. Il fut un temps où je pensais que tout cela constitue la dignité de l’espèce humaine ; et je méprisais le peuple, qui est ignorant de tout. Rousseau m’a tiré de mon erreur. Je vois combien cette prétendue supériorité est vaine. J’apprends à connaître le véritable prix de l’homme ; et je me croirais beaucoup plus inutile que les travailleurs vulgaires, si je ne jugeais que la science apprend à connaître le véritable prix de tout le reste et à restituer à l’humanité ses droits[1]. »

Et ce n’est pas le seul service que lui ait rendu Rousseau.

« Les moralistes du jour supposent beaucoup de maux et veulent nous apprendre à les dominer : ils prêtent à l’homme des tentations sans nombre de mal faire, et prescrivent des raisons pour en triom-

  1. Œuvres complètes, édit. Hartenstein, t. VIII, p. 624.