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dire pour comprendre de quelque manière qu’il existe encore d’autres mondes et d’autres belles créatures. »

Il est curieux de nous demander quelle idée se fait du mariage le philosophe qui analyse avec tant de complaisance, de finesse et d’indulgence les qualités et les faiblesses du caractère féminin. Le problème intéresse d’autant plus qu’on espère surprendre en le discutant les causes qui ont tenu éloigné du mariage un esprit aussi vivement touché des agréments de la société des femmes, et en même temps aussi préoccupé de réduire dans la vie comme.dans la pensée la part du caprice et de l’égoïsme. On comprend qu’une nature emportée par son imagination et par ses sens comme celle de Rousseau •ne s’élève ni à l’idée ni à la pratique d’un commerce conjugal fondé à la fois sur le respect et sur l’affection mutuels ; que l’idéal artificiel et froid d’un Wolmar, que le type troublant et contradictoire d’une Julie résument le plus haut effort de son imagination ; et que, se défiant pour lui-même de cette double chimère, l’auteur de la Nouvelle Héloïse ait cru faire acte de sagesse pratique en se résignant à une union vulgaire. Kant ne pouvait a s’accommoder ni d’un tel idéal ni d’une telle réalité, avec sa nature essentiellement mesurée et profondément morale ; mais comment s’expliquer qu’il soit demeuré célibataire, lui dont le bon sens rassis et le ferme jugement ne demandent à la réalité que ce qu’elle peut donner et qui se prononce dans sa morale avec tant de décision pour l’obligation morale du mariage ?

Un zélé disciple, H. Witte[1] s’est posé le problème et a tenté de le résoudre dans un très intéressant opuscule. Les soins et le régime qu’une constitution débile réclamaient sans cesse de Kant lui paraissent avoir contribué surtout à la résolution du philosophe de demeurer en dehors du mariage, bien que plusieurs tentatives eussent été faites pour l’y décider. Nous verrions plus volontiers la cause de la détermination de Kant dans cette disposition à réfléchir et à prévoir en toutes choses, qui était si prédominante chez lui, et qui fait qu’on se méfie de l’instinct, du sentiment, sans lesquels ce grand enjeu du mariage ne se tente pas volontiers. Mais ce qui l’en éloignait plus que tout le reste, c’est la délicatesse excessive de son goût, en même temps que son amour très vif de l’indépendance. Ne nous livre-t-il pas son secret, lorsqu’il nous dit dans les Considérations : « Le sentiment grossier de l’appétit du sexe conduit à la fin de la nature ; mais, danger d’un goût délicat, on ajourne le mariage et on y renonce ; » lorsqu’il commente dans l’Anthropologie ce mot

  1. Witte, Kant and die Frauen.