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ne peut épuiser la fécondité infinie. » Pour l’auteur, toute la philosophie est dans cette distinction du phénomène et de la chose en soi ; elle résout tous les problèmes, elle délivre des contradictions qui déconcertent, elle sauve du scepticisme, elle assure la paix dans la conciliation des idées, le repos dans la sérénité d’une conviction sans trouble. Tout ce qui gêne l’esprit, tout ce qui le menace ou le trouble, la nécessité, la mort, le changement, n’existe plus : c’est l’illusion ; tout ce qui s’accorde avec nos ambitions, tout ce qui nous rassure et nous apaise, la liberté, l’éternité, le repos dans l’harmonie et l’amour, ce n’est plus l’espérance : c’est la réalité même. À coup sur, cette distinction supprime bien des difficultés, mais n’est-ce pas parce qu’elle supprime le problème qui tourmente l’humanité ? C’est sur la conciliation du fait et de l’idée, de l’ordre physique et de l’ordre moral, de ce qui est et de ce qui devrait être, que porte l’effort de la pensée ; on supprime l’un des deux termes, le problème n’existe plus ; est-ce à dire qu’il soit résolu ?

L’auteur ne se pose pas cette question ; il ne songe qu’à se réjouir. Nous avons retrouvé tout ce que nous avons perdu, l’art, la morale, la liberté. L’art n’est plus le plagiat de la nature, l’impuissance de l’homme rapetissant la grandeur des choses, pour se distraire par une imitation servile. La beauté reprend son sens divin ; nous entrevoyons le mystère du charme tout-puissant qui la fait adorer. L’espace et le temps n’existent pas ; la naissance, le devenir, la mort ne sont que des illusions ; tout ce qui est est dans l’éternité, sans présent, sans passé, sans avenir. Dans la volonté sont donc contenus éternellement les types de tous les êtres actuels, premières déterminations de la volonté dans son effort pour se réaliser et pour vivre, idées immuables et parfaites, qu’aucun être individuel et périssable ne peut exprimer dans leur pureté souveraine. L’œuvre de l’art, c’est de nous transporter dans ce monde des idées impérissables, déjà accessible à notre intelligence, bien qu’encore soustrait aux lois du monde sensible ; c’est de nous élever au-dessus de l’espace et du temps jusqu’au modèle immobile des créatures éphémères ; c’est de nous soustraire à toutes les agitations de la vie égoïste ; c’est de nous arrêter, au milieu de l’entraînement de toutes choses vers la naissance ou la mort, dans l’apaisement d’une contemplation désintéressée, qui pour un instant nous confond dans l’éternel.

La morale retrouve ses titres comme l’esthétique. En vain, quand on admet la réalité du monde sensible, s’efforce-t-on de concilier le mécanisme dans la nature et le libre arbitre dans l’homme. Si le monde existe, nous y sommes compris, nous ne pouvons nous penser que comme des phénomènes soumis aux lois sans lesquelles il ne saurait être pensé, et nos actes nous apparaissent comme se succédant dans le temps selon les lois d’un déterminisme inflexible. Anéantissez ce monde, faites de lui ce qu’il est : une illusion, un fantôme, créé par l’esprit et que l’esprit doit dissiper, le temps n’est plus ; nos actes ne se succèdent dans la durée que pour l’entendement, en tant que phénomènes