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PAULHAN. — le langage intérieur

de chansons obscènes que j’avais entendu vociférer par les ivrognes attardés dans la rue. Je m’efforce de penser à autre chose… En vain, je tâche de faire cesser le dégoût que j’éprouve, je veux me persuader que ces chants ne sont que grotesques, naïfs peut-être… Mais tout à coup une voix de fausset aiguë et fêlée en même temps me les crie aux oreilles en accentuant avec ironie les passages les plus ignobles… ; je jetais mes pantoufles de côté avec fureur et me mettais à courir pieds nus sur les dalles froides du plancher. Ceci faisait passer les hallucinations de l’ouïe. »

Évidemment ce dernier phénomène est d’ordre morbide ; les précédents se rapprochent déjà de l’hallucination, mais, en grossissant pour ainsi dire les phénomènes de l’état normal, ils les rendent plus visibles. Et ce qui nous permet de les rapprocher, c’est ce fait que les formes faibles de la représentation interne sont reconnues par le sens intime comme l’embryon de formes vives qui surviennent quelquefois. Sans doute le phénomène change alors ; toutefois certains caractères de la représentation faible sont simplement exagérés, tandis que d’autres viennent s’ajouter aux premiers et que d’autres peut-être disparaissent ou semblent disparaître, ces derniers sont les phénomènes de représentation motrice qui, d’après mon expérience personnelle au moins, tout en contribuant à l’ordinaire à fortifier et à rythmer les images auditives, leur cèdent la place dès que ces images acquièrent par elles-mêmes un degré d’intensité suffisant. Pour ce passage des images faibles aux images fortes, je puis citer à l’appui un fait tout à fait semblable, à cela près qu’il s’agissait du sens de la vue et non du sens de l’ouïe. Je copie une note prise par moi il y a quelques années : « Cette semaine ont eu lieu à Nîmes les processions de la Fête-Dieu. Aujourd’hui, ayant bu une assez grande quantité de café, ce dont je n’ai pas l’habitude, et me sentant un peu excité, je pensais à ces deux rangées parallèles de jeunes filles habillées de blanc. Fermant tout à coup les yeux, j’ai eu la vision assez confuse et très courte de ces deux files qui se sont fondues en deux lignes blanches, lesquelles se sont évanouies rapidement. » (Juin 1879.)

Je trouve de même dans le livre de M. Egger une étude sur les variétés vives de la parole intérieure, et des passages tels que celui-ci : « … Les variétés vives de la parole intérieure, c’est la parole intérieure se rapprochant de la forme hallucinatoire sans l’atteindre ; quoi d’étonnant si elle atteint cette forme chez certains tempéraments prédisposés, surtout quand les circonstances et le milieu intellectuel sont favorables à la croyance au merveilleux. » Remarquons ici que les phénomènes dont je viens de parler en montrant le rôle de l’imagination auditive dans le langage intérieur