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plexes, et mieux associées avec la chose représentée. Bien que les mots aient évidemment une même signification générale pour chacun de ceux qui parlent correctement une langue, cependant chacun a sa compréhension propre, et, pour chacun, chaque mot signifie quelque chose de particulier et est compris d’une manière originale.

Mais un mot ou une phrase ne désignent pas toujours un objet concret ou un ensemble de phénomènes concrets et réels. La phrase peut être par exemple un conseil, elle peut exprimer une idée abstraite. Réservons ce dernier cas. Si la phrase exprime un conseil, elle tend aussi, si elle est comprise, à éveiller une tendance, la tendance d’accomplir l’acte suggéré ; cette tendance, plus ou moins vaguement excitée et reconnue, tend à s’accommoder à l’état psychophysiologique qu’elle rencontre, et, selon le résultat de cette rencontre, elle détermine l’acte ou bien elle est repoussée. Si l’on me dit par exemple : Prenez votre pardessus. Le fait de comprendre se manifeste par la naissance d’une tendance à prendre mon pardessus et par d’autres impressions qui se produisent au même moment, l’impression par exemple du froid de l’air ; il s’établit ainsi une sorte de lutte, et l’organisation momentanée ou habituelle de l’esprit, le groupement, le système de nos sensations, de nos idées, des résidus de nos faits psychiques antécédents, détermine le rejet ou au contraire l’aboutissement de la tendance suscitée par le mot.

Passons aux mots abstraits et aux idées abstraites. M. Stricker, qui a examiné dans son livre le fait de la compréhension des mots, indique ainsi qu’il suit la façon dont il interprète les mots abstraits : « Quand, dans le cours ordinaire de la vie, il me vient à l’esprit des mots comme « immoralité », « vertu », je me les explique d’ordinaire non par des mots, mais par des images visuelles. Au mot « vertu », par exemple, je pense à quelque figure de femme ; au mot « bravoure », à un homme armé ; bref à des figures de l’origine desquelles je ne me rends pas compte.

« Mais quelle qu’en soit l’origine, je rattache à ces mots l’idée de figures, et je suis satisfait de cette représentation, elle tient lieu, pour le besoin journalier, de toute autre explication ; elle me facilite l’image de ces mots. Car il me faut rattacher quelque chose à chaque mot pour qu’il ne m’apparaisse pas comme une pure représentation, comme un terme mort, comme un mot d’une langue qui m’est inconnue[1]. »

Je ne puis admettre que le fait de se souvenir d’une figure quel-

  1. Stricker, Ouvr. cité, p. 80, 81.