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dition milésienne, en adoptant pour la matière un concept précis et scientifique ; mais il devait écarter l’hypothèse du mélange d’un certain nombre déterminé d’éléments non transformables les uns dans les autres — hypothèse qui fut celle d’Empédocle — car en entrant dans cette voie, qui pouvait paraître la plus naturelle, la plus conforme aux opinions vulgaires, il lui aurait fallu rompre complètement avec la tradition. Ainsi il avait à résoudre le difficile problème de constituer un concept qui permît la conciliation effective de la thèse moniste et dynamiste, à peu près universellement reconnue jusqu’à lui, et des idées pluralistes et mécaniques qu’il introduisait dans la cosmogonie.

Du côté de l’Italie, il avait connaissance d’un essai dualiste, le vide[1] et les monades des premiers Pythagoriens ; mais cette première et grossière tentative n’avait pu résister à l’argumentation de Zénon sur la divisibilité à l’infini. Elfe allait se transformer et donner naissance au vide absolu et aux atomes de Leucippe, c’est-à-dire à la conception qui, après être finalement échue dans l’antiquité aux mains de l’école la moins scientifique de toutes, devait reparaître dans les temps modernes et devenir le pivot fondamental sur lequel roulent désormais toutes les hypothèses physiques.

Anaxagore rejette la notion de vide et cherche une autre voie ; mais il doit tenir compte des difficultés soulevées par Zénon et son école. En divisant indéfiniment la matière, si elle n’est pas absolument une, vous arriverez à séparer ses éléments constitutifs ; comment leur pluralité peut-elle faire l’unité ? Comment l’être peut-il être à la fois ἕν et πολλά ?

La réponse d’Anaxagore est simple ; c’est celle du géomètre que nous avons déjà reconnue. Oui, la matière est divisible à l’infini ; mais la difficulté n’existe pas ; car le mélange que j’aperçois dans les grandes parties, subsiste également dans les petites, si minimes qu’on les suppose ; il n’y a entre les unes et les autres qu’une différence de dimension qui n’a rien à faire avec la question de composition ; jamais donc la division n’atteindra les éléments ultimes, et la matière est partout et toujours, à la fois une et composée[2].

  1. Voir mon article Histoire du concept de l’infini au vie siècle av. J.-C., dans la Revue phil. de déc. 1882. — Je rappelle que le vide des Pythagoriciens est un véritable élément, non pas le vide absolu. C’est d’ailleurs le seul concept du vide que connaisse Anaxagore, comme le prouve bien la nature de sa polémique, ainsi qu’en témoigne Aristote (Physique, IV, 6, 2) ; il arrivait seulement à prouver expérimentalement que le vide apparent est rempli par un corps sensible ; de telles objections supposent bien qu’il n’avait pas à réfuter l’hypothèse du vide absolu.
  2. Fragm. 15 et 16 (Mullach). — J’insiste sur les deux éléments essentiels de cette réponse ; ἴσαι ποῖραί εἰσι τοῦ τε μεγάλου καὶ τοῦ σμικροῦ — οὔ τε τοῦ σμικροῦ ιστἐ τό γε ἐλάχιστον, οὔτε [τοῦ μεγάλου] τὸ μέγιστον.