Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
269
TANNERY.la théorie de la matière d’anaxagore

généralisation, si cet esprit se trouve en présence des problèmes soulevés par l’âge des sophistes, aboutit naturellement à la constitution de la théorie des idées platoniciennes.

L’évolution était d’autant plus naturelle qu’Anaxagore avait moins limité le nombre des espèces qu’il concevait comme correspondant aux phénomènes ; étendre son explication à tous les domaines de la pensée, au lieu de la restreindre aux faits de la sensation, voilà ce que fit Platon.

Je ne crois donc pas m’être trop avancé en disant que la doctrine d’Anaxagore sur la matière est un facteur essentiel de la théorie des Idées, et qu’il est indispensable d’en tenir compte pour envisager cette théorie sous toutes ses faces.

Les indications que j’ai essayé de donner, suffiront, je l’espère, à mes lecteurs, et je crois inutile d’insister. Toutefois je ne dois pas dissimuler, et ceci prouve précisément l’originalité de Platon, que tandis qu’il extrayait de la doctrine d’Anaxagore ce que celle-ci pouvait lui donner, il entrait dans de tout autres voies pour élaborer sa propre conception de la matière.

La science du Clazoménien fut bien vite surannée ; Platon d’ailleurs subit incontestablement l’influence des Pythagoriciens, mais moins sous le rapport de la doctrine générale que des théories particulières ; dans son Timée, il a essayé un très curieux compromis entre la négation du vide et l’hypothèse des atomes.

Les deux sortes de triangles dont il compose les éléments[1], amenés au nombre fixé par Empédocle, sont en réalité de véritables atomes ; seulement au lieu de les concevoir, ainsi que Leucippe, sous forme de petits sphéroïdes isolés, il les représente comme ayant une dimension négligeable par rapport aux deux autres, assimilables par suite à des plans de formes géométriques et de diverses grandeurs, en sorte qu’on puisse se figurer qu’ils remplissent tout l’espace. On sait que son disciple Xénocrate transforma cette conception en substituant aux surfaces atomes de son maître, des lignes atomes ; mais il est bien clair, en tout cas, que l’insécabilité de ces lignes ou de ces surfaces doit être conçue au point de vue physique, nullement au point de vue géométrique.

Si le Timée était perdu, on s’en ferait une singulière idée en étudiant la polémique d’Aristote, et cependant c’est le disciple de Platon ; et si, sur bien des points, il n’a pas suivi les évolutions du Maître, il nous a souvent gardé, en se l’appropriant, un moment de sa pensée.

  1. Par un reste assez singulier du dualisme pythagoricien primitif, Platon admet en effet que trois des éléments peuvent se convertir les uns dans les autres ; la terre au contraire, l’élément solide par excellence, reste toujours telle.