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ANALYSES.ch. bénard. La philosophie ancienne.

trant au-dedans de soi afin de chercher un point d’appui solide à la philosophie. Si Hegel et les positivistes les ont remis en honneur, c’est qu’ils suppriment la liberté ; c’est que les positivistes en outre soutiennent, comme les sophistes, la relativité de la connaissance et dédaignent ou rejettent la métaphysique. L’école spiritualiste française a maintenu l’ancienne opinion et M. Bénard espère lui avoir donné une force nouvelle.

Il y a lieu de remercier l’auteur des renseignements précieux qu’il nous a fournis sur l’état de la question, des passages traduits de Hegel et des autres auteurs allemands que bon nombre de philosophes français n’ont ni le temps ni les moyens de lire dans le texte. Les arguments sur lesquels il revient à plusieurs reprises nous paraissent résumer à peu près tout ce qu’on peut dire en faveur de l’ancienne opinion et pourront être consultés à la fois par les adversaires et par les partisans des sophistes. Cependant il y aurait bien, pour un spiritualiste, quelques circonstances atténuantes à invoquer en faveur des sophistes. Sans rappeler le mythe de Prodicus sur Hercule et la Vertu, dont personne n’a jamais contesté la valeur morale, on peut remarquer que Protagoras a donné avant Aristote les preuves ordinaires du libre arbitre, qu’il a fait appel à un sens de la justice, à un sentiment de l’honneur (δίκη et αἰδώς), donné à l’homme par les dieux, qui n’est pas sans analogie[1] avec le sens moral des Écossais ; que Gorgias protestait contre l’exclusivisme de l’esprit de cité ; qu’Hippias appelait les Grecs venus de tous les pays, ses parents, ses alliés, ses concitoyens selon la nature sinon selon la loi, qu’un autre sophiste dont Aristote ne nous dit pas le nom, combattait l’esclavage comme une institution contraire à la nature ; qu’Alcidamas enfin déclarait inconnue à la nature l’opposition de l’homme libre et de l’esclave.

En résulte-t-il que nous devions, avec Hegel et Grote, devenir les admirateurs des sophistes ? Nous ne le croyons pas : il nous semble que la question a soulevé de nos jours de vifs débats, parce que les éléments qui nous permettraient de la résoudre dans un sens ou dans un autre font absolument défaut. La description que font du sophiste Platon et Aristote est-elle un vrai portrait ou une de ces caricatures comme Aristophane les aimait ? Il faudrait connaître, pour résoudre cette question, les noms, la vie et les ouvrages d’un certain nombre de ceux qu’ils ont attaqués. Or, nous connaissons les noms de Protagoras, de Gorgias, de Prodicus et d’Hippias, de Polus et de Lycophron qu’on présente cependant aussi comme des rhéteurs ; d’Evenus de Paros, d’Antiphon, de Calliclès, de Critias. Nous savons que le nom s’est appliqué à d’autres personnages : Eschine le donne à Socrate, Isocrate à Platon, Aristote à Aristippe, Timon à tous les philosophes. Si l’on suit Timon, il devient impossible de distinguer les sophistes des autres philosophes ; si nous nous en tenons aux noms ordinairement cités, les sophistes sont trop peu

  1. A. Harpf, Die Ethik des Protagoras. Voir le numéro précédent de la Revue.