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correspondance

Maintenant que l’on en arrive à changer totalement son procédé intellectuel, je l’admets jusqu’à un certain point ; mais je crois plutôt que les diverses images coïncident et que le procédé est mixte dans toute sa plénitude.

Le psychologue, analysant ces phénomènes, ne distingue pas toujours cette simultanéité ; et c’est ainsi que M. Paulhan avoue avoir été quelque temps à retrouver nettement les images motrices à côté des images auditives ; je crois qu’il néglige souvent aussi les images visuelles pour les mêmes causes. Ces causes sont que toute opinion préconçue change le cours des phénomènes psychologiques et, en second lieu, que l’observation après coup laisse quelque chose d’incertain en nous. En effet, nous devrions être observateurs attentifs de nos actes inconscients ; cela est contradictoire.

Aussi me suis-je demandé si la théorie de Stricker est vraisemblable. N’est-elle pas une illusion ou une anomalie ? Si son langage intérieur se compose d’images motrices pures, c’est l’assemblage des sensations qu’un aveugle éprouve en gesticulant. Ce résidu du sens musculaire doit être désespérant de monotonie. Quand M. Stricker pense avec des images auditives ou visuelles, il doit y trouver une singulière jouissance, un charme inusité pour lui ; sans compter que la précision doit s’en accroître considérablement. Comment alors l’évolution logique, la sélection dans les moyens n’amènent-elles pas à délaisser un procédé incomplet et à employer une méthode mixte, supérieure en résultats, en agrément ? Le cas de M. Stricker est peut-être pathologique. Il y a peut-être des sourds chez ses ascendants. Son procédé intellectuel est-il un fait d’atavisme ?

M. Paulhan se demande (p. 46) si l’image motrice est suffisante pour constituer un langage intérieur. Il est vraiment permis de se le demander.

Représentons-nous ce qui se passe prétendument dans l’esprit de M. Stricker et employons une comparaison pour préciser. Supposons un pianiste (un violoniste, un violoncelliste, etc., seraient dans le même cas), un pianiste, dis-je, jouant beaucoup de morceaux de mémoire et connaissant parfaitement tous leurs doigtés, sachant aussi se servir des lois de l’harmonie ; il peut, sur un clavier muet, enchaîner des accords et des phrases en n’imaginant que les gestes nécessaires pour les exécuter. Eh bien, cela dépasse encore la nudité du système intellectuel de M. Stricker, car les images tactiles et les images visuelles du clavier devraient être éliminées.

Qu’on me dise cependant où est le sourd (d’oreille ou d’esprit) qui ait jamais pu songer à mettre en œuvre ce procédé exclusif ? [1].

  1. Pour montrer que M. Stricker se fourvoie parfois, il suffirait de citer les pages 52 et suiv. de son livre (ed. fr.). L’image des consonnes pures ne peut être qu’une image motrice et je la prolonge aussi bien que celle d’une voyelle (prolongation courte, du reste). Il est donc illogique d’y ajouter le son e, si l’image auditive n’intervient pas à l’insu de l’expérimentateur. Or, M. Stricker commet cette erreur.