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eu. M. Guyau rejette cette théorie comme dangereuse et fausse. Elle justifie le dédain des hommes positifs, qui ne voient dans l’art qu’un enfantillage, elle donne raison à ces virtuoses de la palette ou de la plume qui ne veulent être que les plus étonnants des acrobates. « En voulant désintéresser l’art du vrai, du réel, de l’utile et du bien, en favorisant ainsi une sorte de dilettantisme, cette théorie n’a-t-elle point méconnu le caractère sérieux et pour ainsi dire vital du grand art ? » Il semble que M. Guyau veuille séduire les adversaires de la beauté, et, de gré ou de force, les envelopper en elle. Il fait d’abord comme ces moralistes qui, pour tenter l’égoïsme humain, affirment que le bien se confond avec l’intérêt individuel. « Beau et bon ne font qu’un, répète-t-il sans cesse ; ce qui est beau est désirable sous le même rapport ; l’agréable est le fond même du beau, l’utile ne peut en être séparé. » N’est-ce pas là de quoi réconcilier avec la beauté les Philistins les plus endurcis, les gens sérieux qui ne veulent pas être dupes ni perdre leur temps aux bagatelles ? S’ils résistent encore, M. Guyau ne les laisse pas échapper ; il insiste, il insinue que la beauté n’est pas si fière qu’on l’a voulu dire, qu’il n’est pas besoin de se guinder pour s’élever jusqu’à elle, qu’elle est partout, qu’elle se donne à tous, dans l’utile, dans le désir, dans les sensations, jusque dans le bouquet du bourgogne et l’arome de la truffe. Voilà la beauté bonne fille, à la portée de tout le monde, s’imposant malgré qu’on en ait.

Donnons-nous le plaisir de suivre l’argumentation de M. Guyau, qui va d’une allure un peu capricieuse peut-être, et sans qu’on aperçoive toujours assez la progression des idées qui la composent. Avant tout, il cherche à réconcilier le beau et l’utile. « Dans les objets extérieurs — par exemple un pont, un viaduc, un vaisseau — l’utilité constitue toujours, comme telle, une certaine beauté. Un voiturier passant sur un chemin s’écriera avec enthousiasme : La belle route ! » On apprend bien des choses avec les voituriers ; leur psychologie même n’est pas à dédaigner, mais à la condition de ne pas les croire sur parole. « Pour qu’un édifice nous plaise, il faut qu’il nous paraisse accommodé à son but, qu’il justifie pour notre esprit l’arrangement de ses parties ; une maison ornementée avec beaucoup d’élégance, mais où rien ne semblerait fait pour la commodité de l’habitation, où les fenêtres seraient petites, les portes étroites, les escaliers trop raides, nous choquerait comme un non-sens esthétique » (p. 16). M. Guyau préfère sans doute nos grands cubes de pierre, avec ascenseur, eau et gaz à tous les étages, aux palais de la Loire et de l’Italie. « Le Vatican, cet incomparable sanctuaire du grand art, est, sous le rapport du confortable, le plus triste palais du monde, nu, délabré,