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de l’amour toujours mêlée d’un désir plus ou moins vague et raffiné ? » (p. 22). — Soit, mais est-ce le désir qui est beau dans l’amour ? Rien de plus faux. Pour vous en convaincre, isolez-le. Je vous défie de rendre poétique l’amour d’une femme pour son valet d’écurie. Le désir est là tout pur, dans ce qu’il a de bestial et d’immonde.. It nous inspire une sorte d’horreur esthétique. Le désir ne nous plaît que quand il s’ignore ou se dissimule ; nous n’aimons de lui que les images charmantes dont il s’enveloppe. Si les poètes ne se lassent pas de chanter l’amour, c’est qu’en tout homme il est un chant continu, d’un rythme tour à tour puissant et doux. Force mystérieuse, il engage tout l’être ; il ne sait plus où commence le corps, où finit l’esprit. Et si l’amour heureux devient comme le type de toute émotion esthétique, c’est que la sensation y devient le symbole, l’expression, plus encore, la réalité même du sentiment dont elle prend la délicatesse en lui prêtant son intensité. M. Guyau conclut : « Le beau semble en grande partie dérivé du désirable et du profitable ; pour faire la genèse des sentiments esthétiques, il faut faire l’histoire des besoins et des désirs humains. » Nous pensons, au contraire, qu’isolés les besoins et les désirs n’ont ni beauté, ni poésie, que faire la genèse des sentiments esthétiques, ce serait montrer comment de plus en plus la sensation se pénètre, s’enrichit de sentiments, comment dans l’homme l’animal même devient humain.

Préoccupé de rapprocher le beau de l’utile et du réel, de le mêler à la vie, M. Guyau va jusqu’à soutenir que la fiction, loin d’être un des caractères essentiels de l’art humain, en marque seulement la limite et l’impuissance. « Supposez les grandes scènes d’Euripide et de Corneille vécues devant vous au lieu d’être représentées ; supposez que vous assistiez à la clémence d’Auguste, au retour héroïque de Nicomède, au cri sublime de Polyxène : ces actions ou ces paroles perdront-elles donc de leur beauté pour être accomplies ou prononcées par des êtres réels, vivants, palpitants sous vos yeux ? » — N’en doutez pas. Le plus souvent, la beauté disparaîtrait. La terreur ou la pitié m’étoufferaient. L’indignation me jetterait au milieu du drame et j’en troublerais l’économie. Je crierais à Britannicus que Narcisse le trahit, et j’arracherais de ses mains la coupe empoisonnée. Ajoutez que l’hypothèse est contradictoire. Une scène de Corneille ne peut être donnée dans la réalité, précisément parce qu’elle est une œuvre d’art. Le génie du poète, dominé par une émotion puissante, exclusive, a négligé tous les détails superflus, concentré tous les traits expressifs. De quel droit supposer dans la réalité ce qu’elle ne donne pas, ce qu’elle ne peut donner, ce qui n’existe qu’à la condition qu’elle traverse une âme d’artiste ?