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qu’un ? L’art durera par les raisons mêmes qui l’ont fait naître. M. Guyau préfère une méthode moins abstraite, plus vivante. C’est pour les hommes de ce temps qu’il écrit. Il répond aux questions que chacun de nous se pose. Est-il vrai que l’art soit un jeu d’enfants ? que tout ce qui fait la vie moderne, la science, l’industrie, la démocratie, soit la négation de l’art ? « M. Spencer compare la science à l’humble Cendrillon, restée si longtemps au coin du foyer, pendant que ses sœurs orgueilleuses étalaient « leurs oripeaux » aux yeux de tous : aujourd’hui, Cendrillon prend sa revanche ; un jour la science, proclamée la meilleure et la plus belle, régnera en souveraine. Il viendra un temps, dit à son tour M. Renan, où le grand artiste sera une chose vieillie, presque inutile ; le savant, au contraire, vaudra toujours de plus en plus » (p. 90).

La poésie est une plante délicate ; pour fleurir, il lui faut un milieu favorable. Ce milieu, de plus en plus, lui sera refusé. Les hommes perdront, avec le souci de la beauté, le génie de la produire. Telle est la conclusion que semblent imposer les lois de la physiologie, de la psychologie et de l’histoire.

L’art suppose autour de l’artiste, comme chez l’artiste même, le culte de la beauté. Les Grecs aimaient les beaux corps d’éphèbes. Le gymnase et la palestre préparaient les modèles de Phidias. De nos jours, la force physique est dédaignée. Le corps n’est plus sculpté par une éducation savante ; il est une machine qui répète toujours les mêmes mouvements : ce qui ne s’exagère pas s’atrophie. Ajoutez que, de plus en plus, le système nerveux attirera à lui toutes les puissances de l’être, ramenant pour ainsi dire la vie en elle-même, affaissant les muscles, dont les saillies par les lignes vibrantes révèlent l’intensité harmonieuse de la force intérieure. « La beauté, dit M. Renan, disparaîtra presque à l’avènement de la science. » Diderot nous avait déjà prédit l’homme de l’avenir : une citrouille portée sur deux pattes. Je pense, avec M. Guyau, que, jusqu’ici, nous n’avons pas lieu d’être trop inquiets. Cet argument physiologique m’a l’air d’un paradoxe. Pour vivre, il faut rester dans les conditions de la vie : voilà qui interdira à l’homme de descendre au delà d’une certaine laideur. Si nous devons renoncer « aux Vénus fortes comme des chevaux » (on reconnaît la mesure de M. Taine), nous trouverons autre chose. L’art vit d’invention. Certes, c’est quelque chose d’admirable que la beauté plastique, dans sa sérénité divine, mais ne peut-il y avoir une beauté de l’expression et du mouvement, une beauté plus émue d’une grâce nouvelle ? L’amour aussi est dieu, jusque dans ses souffrances. « Si c’est surtout par l’expression que peuvent vivre l’art moderne et la poésie, si la tête et la pensée pren-