Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
revue philosophique

besoin de l’ignorance qui permet le rêve. Où la science a passé, la poésie ne fleurit plus, et la science envahit tout l’univers, jusqu’à notre âme qu’elle épouvante de la connaissance d’elle-même.

L’opposition qu’on se plaît à établir entre l’imagination poétique et la science, répond M. Guyau, est plus superficielle que profonde. La poésie aura toujours sa raison d’être à côté de la science. « La poésie, comme la science, est une interprétation du monde ; mais les interprétations de la science ne nous donneront jamais ce sens intime des choses que nous donnent les interprétations de la poésie, car elles s’adressent à une faculté limitée, non à l’homme tout entier. Voilà pourquoi la poésie ne peut pas périr. » (Matthew Arnold, Essai sur Maurice de Guérin.) Le savant n’a d’autre souci que de ne rien mettre de lui-même dans les choses qu’il observe ; « mais, après tout, le cœur humain est une partie maîtresse du monde ; entre lui et les choses doit exister une nécessaire harmonie : le poète, en prenant conscience de cette harmonie, n’est pas moins dans le vrai que le savant… Nous ne pouvons pas plus abstraire notre cœur du monde, que nous ne pourrions arracher le monde de notre cœur » (p. 126). Le besoin de mystère et d’inconnu qu’éprouve l’imagination humaine n’est-il pas une forme déguisée du désir de connaître ? Et, d’ailleurs, avons-nous à redouter que l’ignorance nécessaire à la poésie soit jamais dissipée ? Toutes nos connaissances accumulées ne font que rendre plus profond et plus irritant le mystère métaphysique. Même quand nous saurions tout, nous ne saurions le tout de rien. Les audaces du sentiment et du rêve seules nous ouvrent sur la réalité cachée des perspectives mobiles comme l’âme du poète.

Mais la science détruit le merveilleux, chasse les dieux du monde, partout ne laisse que la loi abstraite et nécessaire. Nous ne voyons plus les formes charmantes qui troublaient délicieusement les imaginations naïves. Le mystère métaphysique ne se résout plus en ces légendes, en ces récits pleins de grâce, dont la poésie sollicitait le poète. La science brise la forme des dieux, c’est vrai ; mais, reliant chaque phénomène à tous les autres, le présent à tout le passé, à tout l’avenir, elle ouvre à l’esprit des perspectives immenses. Dans le plus humble des êtres apparaît l’univers entier ; chaque phénomène est un centre d’où partent en tous sens des rayons qui vont à l’infini. Il n’est plus rien dans la nature qui ne parle au poète ; il n’a que faire d’aller dans les vieux temples recueillir les débris des cultes désertés : à quoi bon les dieux, quand on a le divin ? Toute l’immensité

Traverse l’humble fleur du penseur contemplée.
(V. H.)