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CARRAU.la philosophie religieuse de berkeley

nier Dieu, nier tout. Or, il se trouve qu’il affirme et croit démontrer l’existence d’un monde d’esprits et d’un Esprit suprême qui a créé tous les autres. On lui répond que c’est chez lui contradiction. — C’est à savoir ; mais quel est le philosophe qui ne s’est pas un peu contredit ? La forme géométrique n’en a pas préservé Spinoza. Prenons un penseur pour ce qu’il est, pour ce qu’il s’est donné lui-même ; soyons économes de cette logique à outrance qui met en guerre les uns avec les autres les membres d’un système, comme luttaient entre eux les membres du dieu du vieil Empédocle. Cherchons avec bienveillance les liens parfois obscurs qui rattachent les différentes doctrines d’une même philosophie, et nous verrons que les contradictions sont plus rares et moins graves qu’une critique trop aiguë ne voudrait le faire croire.

I

On n’a pas toujours assez remarqué combien hardie et originale est la position que prend Berkeley contre l’athéisme. Faire de la matière une chose en soi, c’est faire d’elle une substance indépendante de l’esprit humain ; elle pourrait même lui être supérieure, en ce sens qu’elle agirait sur lui, et, au dire des matérialistes, lui donnerait naissance. Substance, pourquoi ne serait-elle pas aussi par soi ? Pourquoi pas éternelle et nécessaire ? Ses lois, nécessaires également, suffiraient dès lors à tout expliquer. Le mécanisme rend l’action divine inutile ; la matière-substance rend Dieu superflu. Descartes et Newton ont beau dériver d’une cause première l’étendue ou les atomes ; il est visible que, cette concession faite, leur philosophie pourrait se passer de Dieu.

La matière, voilà l’ennemi. Il faut qu’elle s’absorbe dans l’esprit, que toute réalité soit esprit. Déjà Descartes et Locke avaient montré que les qualités dites secondes n’ont d’existence que dans le sujet ; Berkeley fait voir qu’il en est de même des qualités premières, de l’étendue, de la solidité, du mouvement. Cette démonstration lui est propre ; elle atteste la plus rare pénétration philosophique. Est-elle décisive ? c’est une autre question.

Toute cette partie de l’œuvre de Berkeley est trop connue pour qu’il soit utile d’y insister. Les choses sensibles sont des idées, et les idées sont dans l’esprit. Les idées sont essentiellement passives ; donc elles ne peuvent être l’œuvre que de nous-mêmes ou d’un autre esprit opérant sur le nôtre. Nous avons conscience de n’être pas cause de toutes nos idées : celles qui nous représentent des choses