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AVENIR DE LA MORALITÉ


Nous nous sommes demandé ici même il y a quelques mois quelles seraient les transformations probables du crime. À cette question s’en rattache une autre qui s’impose aujourd’hui, anxieuse et obscure, à toute conscience, à savoir : que deviendra la moralité ? ou, pour préciser, quel sera désormais son appui ? Ce sera l’intérêt bien entendu, répondent les utilitaires, Bentham et Stuart Mill, répétés par cent autres, et l’on semble croire que cette réponse suffit. Or, je n’ai pas à faire une critique en règle de l’utilitarisme, je dois me borner à dire un mot du problème qu’il prétend résoudre et qu’il ne m’est permis ni d’éluder ni d’épuiser en courant. Mais je dois remarquer d’abord qu’il est étrange de voir l’utilitarisme proclamé comme une découverte par ceux qui reprochent précisément aux sectateurs de toutes les religions de faire le bien par intérêt, pour gagner le ciel. Non, cette doctrine n’a rien de neuf, et il est certain que toutes les morales du monde, en tout temps et en tout lieu, ont été utilitaires. Il s’agit seulement de savoir si elles n’ont été ou sont destinées à n’être que cela. Je le nie, et je vais plus loin : plus la civilisation progressera, avec son double effet parallèle, la centralisation socialiste des sociétés grandissantes et la pulvérisation individualiste des individus rapetissés, plus l’écart s’élargira entre l’intérêt social, dont la morale est l’expression, et l’intérêt individuel. De moins en moins donc, il sera loisible au bien de s’appuyer sur un calcul. La moralité, qu’est-ce ? C’est la force qui rend capable des privations, des sacrifices et des dévouements imposés à l’individu par l’intérêt commun de ses compatriotes non seulement présents, mais futurs même (à moins de renoncer à toute prévoyance et à toute vie nationale), et conformément aux volontés, aux maximes et aux convictions de ses compatriotes présents et passés (à moins de dépouiller toute tradition nationale, ce qui, d’ailleurs, serait impossible). Cette force, où l’individu la puisera-t-il ?

Il fut un temps où une nation se composait, non d’individus détachés et éphémères, comme maintenant, mais de familles très compactes et très vivaces indéfiniment, véritables unités sociales indécomposables, indissolubles à l’égard du législateur et du moraliste antique[1], notam-

  1. Voir, à ce sujet, Sumner-Maine, que je ne me lasse pas de citer quand il s’agit d’archéologie morale et juridique (Ancien droit et Institutions primitives). Voir aussi Lyall, Mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient.