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lisation de cette contrée est la plus antique de toutes, à notre connaissance, et que là, plutôt qu’ailleurs, le relâchement de l’union consanguine a dû commencer. Nous devons penser que l’illusion souveraine dont il s’agit est née là, d’où elle a rayonné dans le monde entier à travers la Judée et la Grèce.

Mais, à mesure que le cours inexorable de la civilisation a rompu l’une après l’autre toutes les attaches des parents et réduit l’homme à lui-même ; à mesure aussi que le progrès des sciences a ébranlé ou expulsé des consciences la foi en une rémunération posthume, et limité aux termes ridiculement étroits de la vie organique le champ de ses prévisions et de ses espoirs ; n’est-il pas clair que la morale a cessé de pouvoir se fonder sur l’utilité, et que la prétention de voir ou de faire coïncider dorénavant l’intérêt futile et fugace de chacun de nous avec l’intérêt grand et durable de la patrie, avec l’intérêt grandiose et impérissable du genre humain, est une duperie ou un sophisme ? Oui, cela ne peut se contester s’il est vrai que la raison d’être de la morale soit d’être utile, c’est-à-dire d’assurer à chacun la plus grande somme de bonheur possible, à savoir le maximum de plaisirs et le minimum de douleurs. Mais il en sera tout autrement si nous reconnaissons qu’il s’agit ici de desseins, de désirs déterminés à réaliser, non de sensations indéterminées, agréables ou non désagréables à rencontrer, et qu’il s’agit avant tout de jugements d’approbation ou de blâme à mettre d’accord entre eux. Le remède, nous allons le voir, sort du mal même, et sous deux formes différentes qui nous permettent de pressentir les métamorphoses futures ou prochaines de la moralité.

En premier lieu, l’écart est devenu énorme entre l’individu annihilé et la patrie prodigieusement agrandie ; tant mieux, ce que l’homme cherche, ce n’est pas son intérêt, c’est un but, un grand but qui vaille la peine de vouloir et de vivre, et le propre de la civilisation est d’offrir à l’ambition, à l’activité individuelle, des centaines, des milliers de buts pareils, à côté desquels l’individu se sent si peu de chose qu’il lui en coûte moins enfin de se soumettre à leur écrasante supériorité. À la vérité, il semble bien parfois, aux époques de défaillance, que l’instinct public cherche à remédier d’une autre façon beaucoup moins heureuse à la disproportion signalée entre l’intérêt collectif, et l’intérêt particulier. On dirait que les nations, composées d’unités plus nombreuses, mais plus fugitives qu’autrefois, cherchent à se faire instinctivement un intérêt général à courte portée comme l’intérêt particulier de celles-ci. Quelle que soit la forme de leur gouvernement, par exemple, les hommes d’État qui les dirigent diffèrent des hommes d’État anciens à la fois par l’horizon très élargi de leur surveillance sur un plus grand nombre d’intérêts similaires simultanément régis par des lois identiques, et par le regard très raccourci de leur prévoyance. Leurs desseins sont plus vastes que jadis, puisqu’ils ont pour objet la mise en mouvement de plus énormes masses d’hommes, mais plus étroits en ce sens qu’ils ont des visées bornées à un avenir plus rapproché. On a vu jadis