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C’est possible, probable même, et il serait imprudent de rien faire pour empêcher cette utile réaction. Mais cela ne suffira pas. Je dis qu’en outre, et d’abord, la grandeur même des services à rendre au pays amplifié dans tous les sens subjuguera toute âme assez éclairée pour les apercevoir et lui imposera ou lui facilitera l’abnégation. De cette élite peu à peu descendra l’exemple régénérateur. En dehors de sa tribu, seule chose durable et considérable au-dessus de lui, à qui l’homme primitif se serait-il dévoué ? Mais dès à présent que de feux sacrés à adorer et à entretenir, à faire rayonner pour une postérité indéfinie, autres que le feu du foyer inventé par un grand inconnu ! Découvertes et inventions merveilleuses à comprendre, à aimer et servir, à déployer dans leurs conséquences, à attiser dans leur rayonnement et leur diffusion à travers le monde. Et que d’efforts surhumains suscités par là : isthmes et montagnes à percer, frontières à niveler, injustices à détruire, pyramide des sciences à achever ou thèmes éternels de l’art à rajeunir, entreprises colossales à poursuivre ou inspirations toutes-puissantes à exprimer ! Est-il possible que devant la majesté de ces choses conçues et voulues, voulues aussitôt que conçues, l’homme ne sente pas l’inanité des petites choses désirées par lui qui leur font obstacle ? Tel sera donc, tel est déjà le premier appui nouveau du devoir.

En second lieu, il ne se peut que le sentiment de l’honneur ne se répande, ne se généralise, et même ne se fortifie au cours de la civilisation grandissante. J’entends le sentiment de l’honneur, non au sens ancien, familial et aristocratique du mot, mais au sens moderne, démocratique et individuel. Ce dernier date à peine de la Renaissance, de la Renaissance italienne, si j’en crois Burckardt. Pourquoi, demandera-t-on, ce besoin de considération personnelle doit-il grandir pendant que les antiques bases de la morale, la famille et la religion, ne cessent d’être sapées ? Parce que la cause même de la destruction de celles-ci est propre à consolider et à étendre la nouvelle : je veux dire la densité croissante de la population, le progrès des communications et la circulation indéfiniment accélérée des idées dans un domaine indéfiniment étendu par-dessus toutes les barrières de familles, de castes, de cultes, d’États. La substitution de l’imitation-mode à l’imitation-coutume a eu pour effet d’abattre l’orgueil du sang et la foi au dogme, mais en même temps elle a eu pour effet de susciter, par l’assimilation progressive des esprits, la puissance devenue irrésistible de l’opinion, d’où ce respect inconscient et profond de l’opinion qui se trahit dans les actes des plus solitaires penseurs, en dépit de leurs illusions sur eux-mêmes. Or, qu’est-ce que l’honneur, sinon l’obéissance héroïque, irréfléchie et passive, à l’opinion ? La succession des appuis différents de la moralité, telle que je viens de l’exposer dans ce qui précède, s’accomplit au cours des siècles avec une solennelle lenteur, depuis la barbarie encore à demi sauvage jusqu’à la civilisation consommée. Mais on en voit l’image réduite et fort