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deux admirables bibliothèques de Nicolas Antonio, ce patient et laborieux chanoine de Séville qui fit un si noble emploi des revenus de sa prébende.

Si nos philosophes dédaignaient moins l’érudition et la bibliographie, ces deux auxiliaires de l’histoire, comme si l’une et l’autre empêchaient de penser, ils seraient sans doute étonnés et à coup sur très surpris de rencontrer, dans ces catacombes où dorment les livres morts sous une simple étiquette, une centaine au moins de noms ayant appartenu à des têtes pensantes, qui philosophèrent de leur vivant avec cet esprit d’originalité et d’indépendance qui est d’obligation pour les philosophes vraiment dignes de ce nom. Et qu’on ne croie pas qu’il s’agit ici de ces esprits nés pour penser librement, qui se dérobèrent à leur vocation véritable en se plongeant les uns dans la casuistique, les autres dans le mysticisme, suivant qu’ils étaient dominés par le goût de la subtilité ou par l’élévation des sentiments. À côté des casuistes et des mystiques, qui dépensèrent misérablement leurs forces en des travaux à peu près stériles, où l’on peut encore admirer la puissance de l’esprit et la tendresse du cœur, il y en eut d’autres, en moindre nombre, il est vrai, mais enfin en grand nombre, qui contemplèrent hardiment la vérité face à face, et donnèrent congé à la théologie et à la scolastique, pour se livrer entièrement non pas au culte, mais à la culture de la philosophie naturelle. Ceux-là échappèrent plus ou moins au joug pesant de l’école, et, tout en bénéficiant des lumières de la Renaissance, ils pensèrent par eux-mêmes, comme ces Espagnols du en âge qui marchaient sans lisières, et dont la réputation est rehaussée par une auréole d’hérésie, par exemple, Alphonse le Sage ou le Savant, le seul roi philosophe de son pays, Ramon Lull, Arnaud de Villeneuve, Ramon de Sebunde et quelques autres d’un renom moins éclatant. Les trois derniers étaient Catalans, et, tous les quatre, d’une foi suspecte.

L’Espagne, soit dit en passant à son honneur, est de tous les pays du monde celui qui a produit le plus d’hétérodoxes, et l’histoire en trois gros volumes qu’en a faite un auteur très orthodoxe, n’en a point épuisé la liste. Terre propice à l’hérésie, terre propice à la philosophie, mère ou fille du doute. Point n’est besoin de gonfler les recueils bibliographiques de noms orientaux, musulmans ou juifs ; à ce compte il faudrait ajouter à tant d’infidèles tous les mécréants que l’intolérance religieuse obligea d’émigrer, et qui allèrent philosopher ailleurs. Seulement il convient de remarquer que l’influence de l’Orient, qui dura près de huit siècles, ne nuisit point à cet amour de